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HISTOIRE DE FRANCE

fut un miracle. Ils avaient mangé les chevaux, les chiens et les chats[1]. Ceux qui pouvaient encore trouver quelque aliment, tant fût-il immonde, ils se gardaient bien de le montrer ; les affamés se seraient jetés dessus. La plus horrible nécessité, c’est qu’il fallut faire sortir de la ville tout ce qui ne pouvait pas combattre, douze mille vieillards, femmes et enfants. Il fallut que le fils mit son vieux père à la porte, le mari sa femme ; ce fut là un déchirement. Cette foule déplorable vint se présenter aux retranchements anglais ; ils y furent reçus à la pointe de l’épée. Repoussés également de leurs amis et de leurs ennemis, ils restèrent entre le camp et la ville, dans le fossé, sans autre aliment que l’herbe qu’ils arrachaient. Ils y passèrent l’hiver sous le ciel. Des femmes, hélas ! y accouchèrent… ; et alors les gens de Rouen, voulant que l’enfant fût du moins baptisé, le montaient par une corde ; puis on le redescendait, pour qu’il allât mourir avec sa mère[2]. On ne dit pas que les Anglais

  1. La chronique anglaise donne un étrange tarif des animaux dégoûtants dont les gens de Rouen se nourrirent ; peut-être ce tarif n’est qu’une dérision féroce de la misère des assiégés : On vendait un rat 40 pences (environ 40 francs, monnaie actuelle), et un chat 2 nobles (60 francs), une souris se vendait 6 pences (environ 6 francs), etc. App. 198.
  2. Monstrelet. — La saison, dit le chroniqueur anglais, était pour eux une grande source de misère ; il ne faisait que pleuvoir. Les fossés présentaient plus d’un spectacle lamentable ; on y voyait des enfants de deux à trois ans obligés de mendier leur pain parce que leurs père et mère étaient morts. L’eau séjournant sur le sol qu’ils étaient contraints d’habiter, et, gisant ça et là, ils poussaient des cris, implorant un peu de nourriture. Plusieurs avaient les membres fléchis par la faiblesse et étaient maigres comme une branche desséchée ; les femmes tenaient leurs nourrissons dans leurs bras, sans avoir rien pour les réchauffer ; des enfants têtaient encore le sein de leur mère étendue sans vie. On trouvait dix à douze morts pour un vivant.