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Page:Mickiewicz - Thadée Soplitza, trad. Gasztowtt.pdf/181

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A ces mots le Major bondit, tonne, s’indigne :
« Y pensez-vous, Rykow ? Eh bien, et la consigne ?
Sommes-nous des marchands ou des soldats ? vieux fou !
Lâcher des révoltés dont j’ai courbé le cou !
En temps de guerre encor ! Messieurs les patriotes
Je vous ferai danser, mes nobles sans-culottes !
Mouillez-vous, Dobrzyński, mes bons ! Chacun son tour ! »
(Et le Major, riant, regardait dans la cour).
C’est ce Dobrzyński-là, ce vieux vieux redingote,
Qui, l’an dernier, au bal (ôtez-lui sa capote !)
M’insulta, le brigand, l’infâme querelleur !
Je dansais ; il cria : « Hors -d’ici, ce voleur ! »
Sous prétexte qu’alors, pour le vol d’une caisse,
J’avais des embarras de délicate espèce.
De quoi se mêlait-il ? Je dansais le Mazour ;
Derrière moi : « Voleur ! », criait-il comme un sourd.
Hourrah ! hurlaient-ils tous… Je les tiens à mon tour.
Je le lui disais bien : je prendrai ma revanche.
Hé, Dobrzyński ! Tu vois j’ai la seconde manche. »

Mais au Juge, tout bas, le Major murmurait :
« Juge, si vous voulez que tout reste secret,
C’est en argent comptant, mille roubles par tête :
Oui, mille roubles, Juge, et j’arrête l’enquête. »

— « Mille roubles, c’est trop ! » —Mais Plout n’écoute pas ;
Dans la chambre en fumant, il serpente à grands pas
Comme un feu d’artifice ambulant : par derrière
Vont les femmes en pleurs répétant leur prière.
— « Major, » reprend le Juge, « en les faisant citer
Qu’y gagnez-vous ? Ici nul meurtre à constater.
Pour avoir dévoré mes poulets, ma viande,
Le Statut[1] les condamne à me payer l’amende.
Quant au Comte, eh bien ! moi, je ne le poursuis pas :
Deux voisins peuvent bien avoir de ces débats. »

— « Oui, mais du Livre Jaune[2] avez-vous connaissance ? »
Dit Plout. — « Je n’en savais pas même l’existence, »
Dit le Juge. — « Ce livre est meilleur, » répond Plout,

  1. Le Statut lithuanien encore en vigueur à cette époque.
  2. Le Livre Jaune, ainsi nommé à cause de la couleur de la couverture, est le code barbare des lois militaires russes. Souvent, pendant la paix, le gouvernement déclare des provinces entières en état de guerre, et, en vertu du Livre Jaune, donne au commandant militaire un pouvoir absolu sur les biens et la vie des citoyens. On sait que depuis 1812 jusqu’à la révolution de 1830, toute la Lithuanie fut soumise au Livre Jaune dont l’exécuteur était le Grand-Duc, fils du Tzar.