Page:Mirbeau - La Grève des électeurs.djvu/10

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Bretagne, les jours de grand pardon. Souvenirs délicieux ! Chères évocations de la beauté humaine qu’il me suffira de transposer du physique au moral, pour avoir la représentation nette, impartiale et glorieuse de tous les partis qui vont mendier tes suffrages, éternel constructeur, toujours battu, de la fortune des autres, ô triple électeur que tu es !

Autour de Sainte-Anne-d’Auray, sur les routes qui traversent le saint village et les sentes qui y aboutissent, les mendiants, les estropiés, les monstres font aux pèlerins une double haie, d’épouvante et d’horreur. D’où viennent-ils ? De quelle morgue ? de quel enfer ? de quels germes atroces sont-ils donc sortis ? Je n’en sais rien. Hurlant et tordus, les uns rampant sur le sol, avec des grouillements vermiculaires ; les autres, brandissant entre leurs guenilles poissées de sanie, des membres tronqués, mutilés ; tous, la face convulsée, troués de gangrènes immondes, ils montrent, non sans coquetterie, des plaies qui n’ont pas de nom, même dans les léproseries de l’Orient ; ils étalent, avec une fierté visible, des difformités paradoxales, pleines d’hallucination et de cauchemar. On les voit avivant, avec un bel orgueil, leurs chairs rongées, putréfiées, pressurant de leurs moignons, de façon ostentatoire, des tumeurs hideuses, d’où le pus jaillit. Et c’est à qui de ces misérables — vivantes pourritures — sera le plus repoussant, exhalera la plus insupportable puanteur.

Par un étrange oubli — et peut-être par une haine consciente — de l’Humanité qui les a vomis, ils mettent une sorte d’amour-propre, un point d’honneur, une vanité à ne plus conserver rien d’intact, par où se reconnaît en eux qu’ils ont été des hommes. Et quels foudroyants mépris pour les camarades dont les membres gardent encore, de-ci, de-là, des vestiges de formes humaines, dont les chairs accusent, parmi les coupures et les boursouflements, des parties inattaquées ! Quelles jalousies, entre eux, pour un polype rare, un cancer plus beau que les leurs, une éléphantiasis de grosseur insolite : jalousies qui vont parfois jusqu’à l’assassinat.

Eh bien ! mon brave électeur, normand ou gascon, picard ou cévenol, basque ou breton, si tu avais une lueur de raison dans ta cervelle, si tu n’étais pas l’immortel abruti que tu es, le jour où les mendiants, les estropiés, les monstres électoraux viendront sur ton passage coutumier étaler leurs plaies et tendre leurs sébiles, au bout de leurs moignons dartreux, si tu n’étais pas l’indécrottable Souverain, sans sceptre, sans couronne, sans royaume, que tu as toujours été, ce jour-là, tu t’en irais tranquillement pêcher à la ligne, ou dormir sous les saules, ou trouver les filles derrière les meules, ou jouer aux boules, dans une sente lointaine, et tu les laisserais, tes hideux sujets, se battre entre eux, se dévorer, se tuer. Ce jour-là, vois-tu, tu pourrais te vanter d’avoir accompli le seul acte politique et la première bonne action de ta vie.

Octave Mirbeau.
(14 juillet.)



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