Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 2.djvu/372

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apparence écrite sous les yeux mêmes et d’après les inspirations de Molière[1], est le plaidoyer le plus habile et le plus intéressant qu’on ait opposé au réquisitoire des contemporains. Elle fut décisive auprès d’une foule de personnes, et autant les uns avaient été ardents à blâmer, autant les autres ont été ardents à défendre. Fénélon prit ouvertement le parti de Molière ; il justifia implicitement la donnée de l’Imposteur, en écrivant dans Télémaque « L’hypocrite est le plus dangereux des méchants, la fausse piété étant cause que les hommes n’osent plus se fier à la véritable. Les hypocrites souffrent dans les enfers des peines plus cruelles que les enfants qui ont égorgé leurs pères et leurs mères, que les épouses qui ont trempé leurs mains dans le sang de leurs époux, que les traîtres qui ont livré leur patrie, après avoir violé tous leurs serments. » Fénélon alla plus loin il n’hésita point à blâmer tout haut la sortie de Bourdaloue. « Bourdaloue, disait-il, n’est point Tartuffe, mais ses ennemis diront qu’il est jésuite. » Tandis que l’archevêque de Cambrai applaudissait Molière d’avoir démasqué l’un des vices les plus dangereux pour la vraie piété, un bel esprit qui se piquait aussi d’être un esprit fort. Saint-Évremond, voyait dans Tartuffe œuvre destinée à convertir les incrédules :

« Je viens de lire le Tartuffe, écrivait-il à un ami, c’est le chef-d’œuvre de Molière. Je ne sais pas comment on a pu en empêcher si longtemps la représentation. Si je me sauve, je lui devrai mon salut. La dévotion est si raisonnable dans la bouche de Cléante, qu’elle me fait renoncer à toute ma philosophie ; et les faux dévots sont si bien dépeints, que la honte de leur peinture les fera renoncer à l’hypocrisie. Sainte piété, que vous allez apporter de bien au monde ! »

À travers tant d’opinions divergentes, le public n’eut jamais qu’une seule et même opinion : il applaudit et il admira toujours. Au dix septième siècle, les molinistes étaient satisfaits de Molière, parce qu’ils voyaient dans sa pièce une attaque contre les jansénistes, et ces derniers adoucissaient leur rigorisme, parce qu’ils croyaient reconnaître un moliniste dans Tartuffe, ce qui n’empêchait pas le père Bouhours de composer pour l’auteur une très-louangeuse épitaphe. Dans le siècle suivant, le saint homme fut adopté, choyé par les philosophes, et de notre temps même, chaque fois que le pouvoir eut le tort de faire intervenir la religion dans les affaires de l’État chaque fois qu’une atteinte fut portée à la liberté de conscience on joua Tartuffe comme une protestation toujours vivante et toujours actuelle. N’est-ce pas là la preuve la plus irrécusable de la portée, et de ce qu’on pourrait appeler la vérité profondément humaine de cette œuvre ?

  1. Voir à la fin du volume les extraits de cette lettre.