Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 2.djvu/425

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Il a sur votre face épanché des beautés
940Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés ;
Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.
945D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite,
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté tout aimable,
950Que cette passion peut n’être point coupable,
Que je puis l’ajuster avecque la pudeur,
Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.
Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande
Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande :
955Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité.
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude ;
De vous dépend ma peine ou ma béatitude ;
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
960Heureux, si vous voulez ; malheureux, s’il vous plaît.

Elmire
La déclaration est tout à fait galante ;

Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
965Un dévot comme vous, et que partout on nomme…

Tartuffe
Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme[1] :

Et, lorsqu’on vient à voir vos célestes appas,
Un cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas.

  1. On a dit que ce vers était une parodie de celui de Sertorius :
    Et pour être Romain, je n’en suis pas moins homme.
    C’est une erreur. Molière imite ici un passage du Décaméron de Bocace, ou, pour mieux dire, il ne fait que traduire littéralement les paroles d’un confesseur qui joue auprès de sa pénitente le même rôle que Tartuffe joue auprès d’Elmire : « Vous devez, lui dit-il, vous glorifier des charmes que le ciel vous a donnés, en pensant qu’ils ont pu plaire à un saint. C’est votre beauté irrésistible, c’est l’amour, qui me forcent à en agir ainsi ; et, pour être abbé, je n’en suis pas moins homme : come che io sia abate, io sono uomo come gli altri.
    (Bret.)