Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 3.djvu/12

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NOTICE.

Cette opinion de Voltaire, qui se trompe rarement en matière de goût, est aussi celle de la plupart des critiques. Mais on a nié, avec quelque apparence de raison, que la froideur avec laquelle furent accueillies les premières représentations de l’Avare, ait tenu à ce que cette comédie était écrite en prose. Quant à la supériorité de notre auteur sur le comique latin, elle a été reconnue par tout le monde, et l’on est tombé d’accord sur ce point que tout en rendant le personnage d’Harpagon plus dramatique et plus moral, Molière a aussi rendu l’intrigue plus attachante et plus vive. Il a même peint sous des couleurs si vraies le vice qu’il voulait flétrir, qu’un avare disait de bonne foi qu’il y avait beaucoup à profiter de cet ouvrage, et qu’on pouvait en tirer d’excellents principes d’économie.

M. Aimé Martin raconte que Boileau, qui assistait à toutes les représentations, « opposait sa justice inflexible aux cris de la cabale ; on le voyait, dans les loges et sur les bancs du théâtre, applaudir ce nouveau chef-d’œuvre : et Racine, qui fut injuste une fois, lui ayant dit un jour, comme pour lui adresser un reproche : « Je vous ai vu à la pièce de Molière, et vous riiez tout seul sur le théâtre. — Je vous estime trop, lui répondit Boileau, pour croire que vous n’y ayez pas ri, du moins intérieurement. »

Geoffroy, qui se montre souvent aussi sévère que Boileau, surtout en ce qui touche les questions morales, place l’Avare au nombre des chefs-d’œuvre de Molière. « Avec quelle vigueur, dit-il, avec quelle fidélité de pinceau Molière ne trace-t-il pas son avare s’isolant de sa famille, voyant des ennemis dans ses enfants qu’il redoute, et dont il n’est pas moins redouté ; concentrant toutes ses affections dans son coffre, tandis que son fils se ruine d’avance par des dettes usuraires, tandis que sa fille a une intrigue dans la maison avec son amant déguisé ! L’avare ne sait rien de ce qui se passe au sein de sa famille, rien de ce que font ses enfants ; il ne sait au juste que le compte de ses écus ; c’est la seule chose qui le touche et qui l’intéresse, c’est le seul objet de ses veilles, l’argent lui tient lieu d’enfants de parents et d’amis, voilà la morale qui résulte de l’admirable comédie de Molière ; et s’il y a quelque tableau capable de faire haïr et mépriser l’avarice, c’est celui-là… Ce vice était assez commun sous Louis XIV. Les nobles avaient seuls alors le privilège de se ruiner, soit en servant l’État, soit en étalant un luxe au-dessus de leur fortune. La consolation des roturiers était de s’enrichir en volant l’État et les nobles, et pour cacher leurs larcins, ils avaient soin d’enfouir leurs richesses. »

Contrairement à l’opinion de Voltaire, de Boileau et de Geoffroy, Rousseau a taxé l’Avare d’immoralité : « C’est un grand vice assurément d’être avare et de prêter à usure ; mais n’en