Page:Monselet - La Franc-maçonnerie des femmes, 1861.djvu/65

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Marianne les regardait avec des yeux démesurés.

Il ne fallait pas que les époux Rupert la trouvassent endormie lorsqu’ils revenaient de la promenade avec leurs autres enfants. Son père la tricotait alors avec un rotin qu’il avait rapporté des Iles, ou bien il cinglait à tour de bras avec des liures de cotrets rassemblées en poignée de verges. Tout le quartier avait connaissance ce ces mauvais traitements et s’en indignait, mais il ne se trouvait personne pour les dénoncer : ni le boulanger d’en face, ni le boucher, ni le perruquier, ni le charcutier ; car tous ces gens-là avaient la pratique du peintre et ne voulaient pas la perdre par une dénonciation.

Il n’y a pas de caractère possible avec une telle éducation ; il n’y a que des sensations et une sorte d’habitude machinale et plaintive. Marianne comprenait vaguement qu’elle faisait l’office d’une bête de somme, mais sa pensée n’allait pas jusqu’à rêver l’affranchissement. La nuit la plus absolue régnait dans son intelligence et dans son cœur ; elle ne se rendait compte de rien - elle n’avait pas le temps - elle n’aimait ni n’abhorrait personne, pas même son père ; elle le craignait simplement. Cependant nous ne pouvons passer sous silence un trait caractéristique, résultat, ou plutôt contre-coup singulier des brutalités réitérées auxquelles elle était en butte.

Dans la maison du peintre, il y avait, au fond d’un corridor commun, un appartement habité par un pauvre couple : l’homme, la femme et une petite fille de six ans à peu près. L’homme travaillait sur le port de Bercy, la femme faisait des ménages ; tous les deux partaient le matin pour ne rentrer que le soir ; ils laissaient la petite fille seule au logis avec un sou de lait pour sa nourriture. Régulièrement, lorsque la nuit tombait, cette petite fille, qui avait peur des ténèbres, venait timidement se placer sur le seuil de la porte d’allée, en attendant ses parents. Elle était laide, et tout son être exprimait la souffrance. Vêtue rien que d’un lambeau d’indienne pendant l’hiver, elle repliait ses bras et cachait ses mains sous ses aisselles pour éviter le froid. La douleur résignée de cette attitude serait difficilement rendue. Eh bien ! Marianne ne manquait jamais, chaque fois qu’elle traversait ce corridor, de lui donner en passant