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LE CHEVALIER DE LA MORLIÈRE.

surhumain de cette reine de théâtre, et je goûtais un plaisir infini à le rabaisser. Mademoiselle Clairon me prit en horreur. Elle jura de tirer une vengeance éclatante de mes propos ; je suppose qu’elle jura par le Styx : les immortels de la Comédie française ne pouvaient pas faire moins que les immortels de l’Olympe.

Quoi qu’il en soit, je ne lis que rire des menaces de mademoiselle Clairon, — et j’eus tort ; oui, j’eus tort. J’aurais dû me rappeler l’anecdote de Fréron et le mouvement extraordinaire qu’elle s’était donné pour l’envoyer au For-l’Évêque ; j’aurais dû me rappeler qu’il ne fallut rien moins que l’intercession de Marie Leckzinska pour empêcher qu’on n’allât arracher de chez lui ce journaliste, malade de la goutte. Mais on ne pense jamais à tout. La Clairon ne me fit pas conduire au For-l’Évêque, c’eût été trop d’honneur pour moi ; — vous allez voir ce qu’elle imagina.

C’était la première représentation de Tancrède, en 1761, je crois ; quelques minutes avant le lever du rideau, j’allai prendre ma place accoutumée dans le parterre. Ce soir-là, j’avais fait grand bruit chez Procope ; je m’étais déclaré ouvertement contre la pièce, contre Voltaire, et, partant, contre la Clairon, j’avais même prédit que la pièce n’irait pas au quatrième acte, et que moi, La Morlière, je ferais une fois de plus justice du mauvais goût du public. Le mot était donné à mes hommes ; savamment répandus dans la salle, et l’œil fixé sur moi, ils n’attendaient qu’un signal pour propager le tumulte.

J’étais debout entre deux individus d’une taille robuste et d’une figure patibulaire, que je ne re-