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OUBLIÉS ET DÉDAIGNÉS.

L’académie de la rue du Chaume était un tripot où j’avais coutume d’aller tenter la fortune ; mais ce soir, avec un écu pour enjeu, que pouvais-je espérer ? Et puis, devais-je exposer cette ressource unique ? S’il m’était impossible, avec un écu, de me procurer toutes les choses indiquées dans l’ordonnance, au moins m’était-il possible d’en avoir une partie, le bouillon, par exemple, et la volaille. Fallait-il risquer le tout pour le tout ? En avais-je le droit ?

Denise comprit mon indécision, car elle me dit en m’encourageant du regard :

— Allez là-bas ; vous savez que vous avez du bonheur.

— Te laisser ? répliquai-je en la regardant avec anxiété.

— Je vais mieux… et puis, j’éprouve… comme un grand besoin de sommeil.

Si je l’eusse examinée plus attentivement, j’aurais été épouvanté de l’expression de ses traits ; je me serais aperçu que la vie commençait à abandonner ses lèvres ; que ses prunelles, offusquées par un rien et continuellement tremblotantes, n’avaient plus que le reflet incertain des lampes qui se meurent ; que ses chers petits doigts, abandonnés sur sa robe de couleur foncée, s’étaient amaigris d’une manière effrayante et offraient la blancheur triste de l’ivoire ; — mais habitué à la voir tous les jours et peu habile à saisir les gradations de la maladie, je ne m’aperçus pas du ravage qui s’était opéré en elle depuis quelques heures.

Et je sortis.

Vous pensez bien que je n’avais pas le cœur au jeu.