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OUBLIÉS ET DÉDAIGNÉS.

ses murailles et qu’il ne resterait pas d’elle une pierre. Il s’enfuit d’un trait à Londres, où il écrivit, d’une main tremblante de rage, ces fameux Mémoires sur la Bastille, qui ont été comme un premier coup de pioche, et qui font de Linguet le véritable démolisseur de cette prison d’État. Sans Linguet, peut-être existerait-elle encore ; mais Linguet ne pardonnait point ; il la traita comme il avait traité le parlement, comme il avait traité l’Académie. La Bastille tomba, cinquante-trois ans, jour pour jour, après la naissance de l’auteur des Annales !

Peut-être le moment est-il venu, à présent que la popularité de Linguet n’ira pas plus loin, de montrer en lui l’homme privé, celui qui se révèle à chaque instant sous la gaze du sophisme, et dont le sentiment personnel anime toutes les productions. Il a cinquante-quatre ans. La peur le serre : il habite à Londres une maison quatre fois trop grande pour lui ; il sort rarement, il a encore la fièvre de la Bastille. Une dame, qui est sa maîtresse et qui possède quatre années de plus que lui, fait subir invariablement à tous les visiteurs un interrogatoire préalable ; la moitié des cheveux de cette dame, pour nous servir d’une expression empruntée à l’auteur des Bohémiens, a revêtu la livrée de l’innocence. C’est madame Buttet, ou plutôt Zélie, comme il la nomme familièrement ; lui, c’est Zulmis, — deux noms de tourterelles qui ont égayé le public[1].

  1. Cette madame Buttet, femme d’un négociant de Nogent-le-Rotrou, était venue à Paris pour solliciter une séparation. Ayant échoué dans sa demande, malgré les talents de Linguet, elle aima mieux demeurer avec son défenseur que d’aller rejoindre son époux.