Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/11

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apporte des commoditez singulieres aux nations où elle est observée, et desirable à tous bons princes qui ont à se plaindre de ce qu’on traitte la memoire des meschants comme la leur. Nous devons la subjection et l’obeissance egalement à tous Rois, car elle regarde leur office : mais l’estimation, non plus que l’affection, nous ne la devons qu’à leur vertu. Donnons à l’ordre politique de les souffrir patiemment indignes, de celer leurs vices, d’aider de nostre recommandation leurs actions indifferentes pendant que leur auctorité a besoin de nostre appuy. Mais nostre commerce finy, ce n’est pas raison de refuser à la Justice et à nostre liberté l’expression de noz vrays ressentiments, et nommement de refuser aux bons subjects la gloire d’avoir reveremment et fidellement servi un maistre, les imperfections duquel leur estoient si bien cognues : frustrant la postérité d’un si utile exemple. Et ceux qui, par respect de quelque obligation privée espousent iniquement la memoire d’un prince meslouable, font justice particuliere aux despends de la Justice publique. Tite Live dict vray, que le langage des hommes nourris sous la Royauté est tousjours plein de folles ostentations et vains tesmoignages : chacun eslevant indifferemment son Roy à l’extreme ligne de valeur et grandeur souveraine. On peult reprouver la magnanimité de ces deux soldats qui respondirent à Neron à sa barbe. L’un, enquis de luy pourquoy il luy vouloit mal : Je t’aimoy quand tu le valois, mais depuis que tu es venu parricide, boutefeu, basteleur, cochier, je te hay comme tu merites. L’autre, pourquoy il le vouloit tuer : Par ce que je ne trouve autre remede à tes continuelles meschancetez. Mais les publics et universels tesmoignages qui apres sa mort ont esté rendus, et le seront à tout jamais de ses tiranniques et vilains desportements, qui de sain entendement les peut reprouver ? Il me desplaist qu’en une si saincte police que la Lacedemonienne, se fust meslée une si feinte ceremonie.

A la mort des Roys tous les confederez et voysins, tous les Ilotes, hommes, femmes, pesle mesle, se descoupoient le front pour tesmoignage de dueil et disoient en leurs cris et lamentations que celuy-là, quel qu’il eust esté, estoit le meilleur Roy de tous les leurs : attribuants au reng le los qui appartenoit au merite, et qui appartenoit au premier merite au postreme et dernier reng. Aristote, qui remue toutes choses, s’enquiert sur le mot de Solon que nul avant sa mort ne peut estre dict heureux, si celuy-là mesme qui a vescu et qui est mort selon ordre, peut estre dict heureux, si sa renommée va mal, si sa postérité est miserable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par preoccupation où il nous plaist : mais estant hors de l’estre, nous n’avons aucune communication avec ce qui est. Et seroit meilleur de dire à Solon, que jamais homme n’est donq heureux, puis qu’il ne l’est qu’apres qu’il n’est plus.

Quisquam
Vix radicitus è vita se tollit, et ejicit :
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse,
Nec removet satis à projecto corpore sese, et
Vindicat.

Bertrand du Glesquin mourut au siege du chasteau de Rancon, pres du Puy en Auvergne. Les assiegez s’estant rendus apres, furent obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trespassé. Barthelemy d’Alviane, General de l’armée des Venitiens, estant mort au service de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant à estre raporté à Venise par le Veronois, terre ennemie, la pluspart de ceux de l’armée estoient d’avis, qu’on demandast saufconduit pour le passage à ceux de Verone. Mais Theodore Trivolce y contredit ; et choisit plustost de le passer par vive force, au hazard du combat : N’estant convenable, disoit-il, que celuy qui en sa vie n’avoit jamais eu peur de ses ennemis, estant mort fist demonstration de les craindre. De vray, en chose voisine, par les loix Grecques, celuy qui demandoit à l’ennemy un corps pour l’inhumer, renonçoit à la victoire, et ne luy estoit plus loisible d’en dresser trophée. A celuy qui en estoit requis, c’estoit tiltre de gain. Ainsi perdit Nicias l’avantage qu’il avoit nettement gaigné sur les Corinthiens. Et au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy estoit bien doubteusement acquis sur les Baeotiens.

Ces traits se pourroient trouver estranges, s’il n’estoit receu de tout temps, non seulement d’estendre le soing que nous avons de nous au delà cette vie, mais encore de croire que bien souvent les faveurs celestes nous accompaignent au tombeau, et continuent à nos reliques. Dequoy il y a tant d’exemples anciens, laissant à part les nostres, qu’il n’est besoing que je m’y estende. Edouard premier,