Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/114

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


franches allures. Nostre vigueur et liberté est esteinte. Nunquam tutelae suae fiunt. Je vy privéement à Pise un honneste homme, mais si Aristotélicien, que le plus general de ses dogmes est : que la touche et regle de toutes imaginations solides et de toute verité c’est la conformité à la doctrine d’Aristote ; que hors de là ce ne sont que chimeres et inanité ; qu’il a tout veu et tout dict. Cette proposition, pour avoir esté un peu trop largement et iniquement interpretée, le mit autrefois et tint long temps en grand accessoire à l’inquisition à Rome.

Qu’il luy face tout passer par l’estamine et ne loge rien en sa teste par simple authorité et à credit ; les principes d’Aristote ne luy soyent principes, non plus que ceux des Stoiciens ou Epicuriens. Qu’on luy propose cette diversité de jugemens : il choisira s’il peut, sinon il en demeurera en doubte. Il n’y a que les fols certains et resolus.

Che non men che saper dubbiar m’aggrada.

Car s’il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Qui suit un autre, il ne suit rien. Il ne trouve rien, voire il ne cerche rien. Non sumus sub rege ; sibi quisque se vindicet. Qu’il sache qu’il sçait, au moins. Il faut qu’il emboive leurs humeurs, non qu’il aprenne leurs preceptes. Et qu’il oublie hardiment, s’il veut, d’où il les tient, mais qu’il se les sçache approprier. La verité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premierement, qu’à qui les dict apres. Ce n’est non plus selon Platon que selon moy, puis que luy et moi l’entendons et voyons de mesme. Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font apres le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thin ny marjolaine : ainsi les pieces empruntées d’autruy, il les transformera et confondera, pour en faire un ouvrage tout sien : à sçavoir son jugement. Son institution, son travail et estude ne vise qu’à le former. Qu’il cele tout ce dequoy il a esté secouru, et ne produise que ce qu’il en a faict. Les pilleurs, les enprunteurs mettent en parade leurs bastiments, leurs achapts, non pas ce qu’ils tirent d’autruy. Vous ne voyez pas les espices d’un homme de parlement, vous voyez les alliances qu’il a gaignées et honneurs à ses enfans. Nul ne met en compte publique sa recette : chacun y met son acquest. Le guain de nostre estude, c’est en estre devenu meilleur et plus sage. C’est, disoit Epicharmus, l’entendement qui voyt et qui oyt, c’est l’entendement qui approfite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui regne : toutes autres choses sont aveugles, sourdes et sans ame. Certes nous le rendons servile et couard, pour ne luy laisser la liberté de rien faire de soy. Qui demanda jamais à