Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/120

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enflée de tant de cours et de grandeurs, nous fermit et asseure la veue à soustenir l’esclat des nostres sans siller les yeux. Tant de milliasses d’hommes, enterrez avant nous, nous encouragent à ne craindre d’aller trouver si bonne compagnie en l’autre monde. Ainsi du reste. Nostre vie, disoit Pythagoras, retire à la grande et populeuse assemblée des jeux Olympiques. Les uns s’y exercent le corps pour en acquerir la gloire des jeux ; d’autres y portent des marchandises à vendre pour le gain. Il en est, et qui ne sont pas les pires, lesquels ne cerchent autre fruict que de regarder comment et pourquoy chaque chose se faict, et estre spectateurs de la vie des autres hommes, pour en juger et regler la leur. Aux exemples se pourront proprement assortir tous les plus profitables discours de la philosophie, à laquelle se doivent toucher les actions humaines comme à leur reigle. On luy dira,

quid fas optare, quid asper
Utile nummus habet ; patriae charisque propinquis
Quantum elargiri deceat : quem te Deus esse
Jussit, et humana qua parte locatus es in re ;
Quid sumus, aut quidnam victuri gignimur ;

que c’est que sçavoir et ignorer, qui doit estre le but de l’estude ; que c’est que vaillance, temperance et justice ; ce qu’il y a à dire entre l’ambition et l’avarice, la servitude et la subjection, la licence et la liberté ; à quelles marques on connoit le vray et solide contentement ; jusques où il faut craindre la mort, la douleur et la honte,

Et quo quemque modo fugiatque feratque laborem ;

quels ressors nous meuvent, et le moyen de tant divers branles en nous. Car il me semble que les premiers discours dequoy on luy doit abreuver l’entendement, ce doivent estre ceux qui reglent ses meurs et son sens, qui luy apprendront à se connoistre, et à sçavoir bien mourir et bien vivre. Entre les arts liberaux, commençons par l’art qui nous faict libres. Elles servent toutes aucunement à l’instruction de nostre vie et à son usage, comme toutes autres choses y servent aucunement. Mais choisissons celle qui y sert directement et professoirement. Si nous sçavions restraindre les appartenances de nostre vie à leurs justes et naturels limites, nous trouverions que la meilleure part des sciences qui sont en usage, est hors de notre usage ; et en celles-mesmes qui le sont, qu’il y a des estendues et enfonceures tres-inutiles, que nous ferions mieux de laisser là, et, suivant l’institution de Socrates, borner le cours de nostre estude en icelles, où faut l’utilité.

sapere aude,
Incipe : vivendi qui rectè prorogat horam,
Rusticus expectat dum defluat amnis ; at ille
Labitur et labetur in omne volubilis aevum.