Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/135

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la mienne autre vice que langueur et paresse. Le danger n’estoit pas que je fisse mal, mais que je ne fisse rien. Nul ne prognostiquoit que je deusse devenir mauvais, mais inutile. On y prevoyoit de la faineantise, non pas de la malice. Je sens qu’il en est advenu de mesmes. Les plaintes qui me cornent aux oreilles sont comme cela : Oisif ; froid aux offices d’amitié et de parenté et aux offices publiques ; trop particulier. Les plus injurieux ne disent pas : Pourquoy a-il prins ? Pourquoy n’a-il payé ? Mais : Pourquoy ne quitte il ? ne donne il ? Je recevroy à faveur qu’on ne desirast en moy que tels effects de supererogation. Mais ils sont injustes d’exiger ce que je ne doy pas, plus rigoureusement beaucoup qu’ils n’exigent d’eux ce qu’ils doivent. En m’y condemnant ils effacent la gratification de l’action et la gratitude qui m’en seroit deue : là où le bien faire actif devroit plus peser de ma main, en consideration de ce que je n’en ay passif nul qui soit. Je puis d’autant plus librement disposer de ma fortune qu’elle est plus mienne. Toutefois, si j’estoy grand enlumineur de mes actions, à l’adventure rembarrerois-je bien ces reproches. Et à quelques-uns apprendrois, qu’ils ne sont pas si offensez que je ne face pas assez, que de quoy je puisse faire assez plus que je ne fay. Mon ame ne laissoit pourtant en mesme temps d’avoir à part soy des remuemens fermes et des jugemens seurs et ouverts autour des objets qu’elle connoissoit, et les digeroit seule, sans aucune communication. Et, entre autres choses, je croy à la verité qu’elle eust esté du tout incapable de se rendre à la force et violence. Mettray-je en compte cette faculté de mon enfance : une asseurance de visage, et soupplesse de voix et de geste, à m’appliquer aux rolles que j’entreprenois ? Car, avant l’aage,

Alter ab undecimo tum me vix ceperat annus,
j’ai soustenu les premiers personnages és tragedies 

latines de Bucanan, de Guerente et de Muret, qui se representerent en nostre college de Guienne avec dignité. En cela Andreas Goveanus, nostre principal, comme en toutes autres parties de sa charge, fut sans comparaison le plus grand principal de France : et m’en tenoit-on maistre ouvrier. C’est un exercice que je ne mesloue poinct aux jeunes enfans de maison : et ay veu nos Princes s’y adonner depuis en personne, à l’exemple d’aucuns des anciens, honnestement et louablement. Il estoit loisible mesme d’en faire mestier aux gens d’honneur en Grece : Aristoni tragico actori rem aperit : huic et genus et fortuna honesta erant ; nec ars, quia nihil tale apud Graecos pudori est, ea deformabat. Car j’ay tousjours accusé d’impertinence ceux qui condemnent ces esbattemens, et d’injustice ceux qui refusent l’entrée de nos bonnes villes aux comediens qui le valent, et envient au peuple ces plaisirs publiques. Les bonnes polices prennent soing d’assembler les citoyens et les r’allier, comme aux offices serieux de la devotion, aussi aux exercices et jeux ; la société et amitié s’en augmente. Et puis on ne leur sçauroit conceder des passetemps plus reglez que ceux qui se font en presence d’un chacun et à la veue mesme du magistrat. Et trouverois raisonnable que le magistrat, et le prince, à ses despens, en gratifiast