Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/176

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s’estre levez, pour toute la journée ; car ils ne font autre repas que celuy là. Ils ne boyvent pas lors, comme Suidas dict de quelques autres peuples d’Orient, qui beuvoient hors du manger ; ils boivent à plusieurs fois sur jour, et d’autant. Leur breuvage est faict de quelque racine, et est de la couleur de nos vins clairets. Ils ne le boyvent que tiede : ce breuvage ne se conserve que deux ou trois jours ; il a le goust un peu piquant, nullement fumeux, salutaire à l’estomac, et laxatif à ceux qui ne l’ont accoustumé : c’est une boisson tres-agreable à qui y est duit. Au lieu du pain, ils usent d’une certaine matiere blanche, comme du coriandre confit. J’en ay tasté : le goust en est doux et un peu fade. Toute la journée se passe à dancer. Les plus jeunes vont à la chasse des bestes à tout des arcs. Une partie des femmes s’amusent cependant à chauffer leur breuvage, qui est leur principal office. Il y a quelqu’un des vieillars qui, le matin, avant qu’ils se mettent à manger, presche en commun toute la grangée, en se promenant d’un bout à l’autre, et redisant une mesme clause à plusieurs fois, jusques à ce qu’il ayt achevé le tour (car ce sont bastimens qui ont bien cent pas de longueur). Il ne leur recommande que deux choses : la vaillance contre les ennemis et l’amitié à leurs femmes. Et ne faillent jamais de remerquer cette obligation, pour leur refrein, que ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiede et assaisonnée. Il se void en plusieurs lieux, et entre autres chez moy, la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs espées et brasselets de bois dequoy ils couvrent leurs poignets aux combats, et des grandes cannes, ouvertes par un bout, par le son desquelles ils soustiennent la cadance en leur dancer. Ils sont ras par tout, et se font le poil beaucoup plus nettement que nous, sans autre rasouer que de bois ou de pierre. Ils croyent les ames eternelles, et celles qui ont bien merité des dieux, estre logées à l’endroit du ciel où