Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/37

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approchant à celuy de la ville des Xantiens, lesquels, assiegez par Brutus, se precipiterent pesle mesle hommes, femmes, et enfans à un si furieux appetit de mourir, qu’on ne fait rien pour fuir la mort, que ceux-cy ne fissent pour fuir la vie : en maniere qu’à peine peut Brutus en sauver un bien petit nombre. Toute opinion est assez forte pour se faire espouser au pris de la vie. Le premier article de ce beau serment que la Grece jura et maintint en la guerre Medoise, ce fut que chacun changeroit plustost la mort à la vie, que les loix Persiennes aux leurs. Combien void-on de monde, en la guerre des Turcs et des Grecs, accepter plustost la mort tres-aspre que de se descirconcire pour se babtiser ? Exemple de quoy nulle sorte de religion n’est incapable. Les Roys de Castille ayants banni de leurs terres les Juifs, le Roy Jehan de Portugal leur vendit à huit escus pour teste la retraicte aux siennes, en condiction que dans certain jour ils auroient à les vuider : et luy, promettoit leur fournir de vaisseaux à les trajecter en Afrique. Le jour venu, lequel passé il estoit dict que ceux qui n’auroient obeï demeureroient esclaves, les vaisseaux leur furent fournis escharcement et ceux qui s’y embarquerent, rudement et villainement traittez par les passagers, qui, outre plusieurs autres indignitez, les amuserent sur mer, tantost avant, tantost arriere, jusques à ce qu’ils eussent consommé leurs victuailles et fussent contreints d’en acheter d’eux si cherement et si longuement qu’ils furent randus à bord apres avoir esté du tout mis en chemise. La nouvelle de cette inhumanité rapportée à ceux qui estoient en terre, la plus part se resolurent à la servitude : aucuns firent contenance de changer de religion. Emmanuel, venu à la couronne, les meit premierement en liberté : et, changeant d’advis depuis, leur donna temps de vuider ses païs, assignant trois ports à leur passage. Il esperoit, dit l’evesque Osorius, le meilleur historien Latin de noz siecles, que la faveur de la liberté, qu’il leur avoit rendue, aiant failli de les convertir au Christianisme, la difficulte de se commettre comme leurs compaignons à la volerie des mariniers, d’abandonner un païs où ils estoient habituez avec grandes richesses, pour s’aller jetter en region incognue et estrangere, les y rameineroit. Mais, se voyant decheu de son esperance, et eux tous deliberez au passage, il retrancha deux des ports qu’il leur avoit promis, affin que la longueur et incommodité du traject en ravisast aucuns : ou pour les amonceller tous à un lieu, pour une plus grande commodité de l’execution qu’il avoit destinée. Ce fut qu’il ordonna qu’on arrachast d’entre les mains des peres et des meres tous les enfans au dessous de quatorze ans, pour les transporter hors de leur veue et conversation, en lieu où ils fussent instruits à nostre religion. Ils disent que cet effect produisit un horrible spectacle : la naturelle affection d’entre les peres et les enfans et de plus le zele à leur ancienne creance, combattant à l’encontre de cette violente ordonnance. Il y fut veu communement des peres et meres se deffaisant eux mesmes : et, d’un plus rude exemple encore, precipitant par amour et compassion leurs jeunes enfans dans des puits pour fuir à la loy. Au demeurant, le terme qu’il leur avoit prefix expiré, par faute de moiens, ils se remirent en servitude. Quelques-uns se firent Chrestiens : de la foi desquels, ou de leur race, encores aujourd’huy cent ans apres peu de Portugois s’asseurent, quoy que la coustume et la longueur du temps soient bien plus fortes conseilleres que toute autre contreinte. Quoties non modo ductores nostri, dit Cicero, sed universi etiam exercitus ad non dubiam mortem concurrerunt. J’ay veu quelqu’un de mes intimes amis courre la mort à force, d’une vraye affection, et enracinée en son cueur par divers visages de discours, que je ne luy sceu rabatre, et à la premiere qui s’offrit coiffée d’un lustre d’honneur s’y precipiter hors de toute apparence, d’une faim aspre et ardente.

Nous avons plusieurs exemples en nostre temps de ceux, jusques aux enfans, qui, de crainte de quelque legiere incommodité, se sont donnez à la mort. Et à ce propos, que ne craindrons nous, dict un ancien, si nous craignons ce que la couardise mesme a choisi pour sa retraite ? D’enfiler icy un grand rolle de ceux de tous sexes et conditions et de toutes sectes és siecles plus heureux, qui ont ou attendu la mort constamment, ou recherchée volontairement, et recherchée non seulement pour fuir les maux de cette vie, mais aucuns pour fuir simplement la satieté de vivre, et d’autres pour l’esperance d’une meilleure condition ailleurs, je n’auroy jamais faict. Et en est le nombre si infiny, qu’à la verité j’auroy meilleur marché de mettre en compte ceux qui l’ont crainte. Cecy seulement. Pyrrho le Philosophe, se trouvant un jour de grande tourmente dans un batteau, montroit à ceux qu’il voyoit les plus effrayez autour de luy, et les encourageoit par l’exemple d’un pourceau, qui y estoit, nullement soucieux de cet orage. Oserons-nous donc dire que cet avantage de la raison, dequoy nous faisons tant de feste, et pour le respect duquel nous nous tenons maistres et empereurs du reste des creatures, ait esté mis en nous pour nostre tourment ? A quoy faire la cognoissance des choses, si nous en perdons le repos et la tranquillité, où nous