Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/54

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sortis du tombeau, enveloppez en leur suaire, tantost des Loups-garous, des Lutins et des chimeres. Mais, parmy les soldats mesme, où elle devroit trouver moins de place, combien de fois a elle changé un troupeau de brebis en esquadron de corselets ? des roseaux et des cannes en gens-d’armes et lanciers ? nos amis en nos ennemis ? et la croix blanche à la rouge ? Lors que Monsieur de Bourbon print Rome, un port’enseigne, qui estoit à la garde du bourg sainct Pierre, fut saisi d’un tel effroy à la premiere alarme, que, par le trou d’une ruine il se jetta, l’enseigne au poing, hors la ville, droit aux ennemis, pensant tirer vers le dedans de la ville, et à peine en fin, voyant la troupe de Monsieur de Bourbon se renger pour le soustenir, estimant que ce fut une sortie que ceux de la ville fissent, il se recogneust, et, tournant teste, rentra par ce mesme trou, par lequel il estoit sorty plus de trois cens pas anant en la compaigne. Il n’en advint pas du tout si heureusement a l’enseigne du Capitaine Juille, lors que S. Pol fut pris sur nous par le Comte de Bures et Monsieur du Reu : car, estant si fort esperdu de la frayeur que de se jetter à tout son enseigne hors de la ville par une canonniere, il fut mis en pieces par les assaillans. Et au mesme siege fut memorable la peur qui serra, saisit et glaça si fort le cœur d’un gentil-homme, qu’il en tomba roide mort par terre à la bresche, sans aucune blessure. Pareille peur saisit par foys toute une multitude. En l’une des rencontres de Germanicus contre les Allemans, deux grosses trouppes prindrent d’effroy deux routes opposites, l’une fuyoit d’où l’autre partoit.

Tantost elle nous donne des aisles aux talons comme aux deux premiers ; tantost elle nous cloue les pieds et les entrave, comme on lit de l’Empereur Theophile, lequel, en une bataille qu’il perdit contre les Agarenes, devint si estonné et si transi, qu’il ne pouvoit prendre party de s’enfuyr : adeo pavor etiam auxilia formidat,

jusques à ce que Manuel, l’un des principaux chefs de son armée, l’ayant tirassé et secoué, comme pour l’esveiller d’un profond somme, luy dit : Si vous ne me suivez, je vous tueray ; car il vaut mieux que vous perdiez la vie, que si, estant prisonnier, vous veniez à perdre l’Empire.