Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/57

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Nam verae voces tum demum pectore ab imo
Ejiciuntur, et eripitur persona, manet res.

Voylà pourquoy se doivent à ce dernier traict toucher et esprouver toutes les autres actions de nostre vie. C’est le maistre jour, c’est le jour juge de tous les autres : c’est le jour, dict un ancien, qui doit juger de toutes mes années passées. Je remets à la mort l’essay du fruict de mes estudes. Nous verrons là si mes discours me partent de la bouche, ou du cœur. J’ay veu plusieurs donner par leur mort reputation en bien ou en mal à toute leur vie. Scipion, beau pere de Pompeius, rabilla en bien mourant la mauvaise opinion qu’on avoit eu de luy jusques lors. Epaminondas, interrogé lequel des trois il estimoit le plus, ou Chabrias, ou Iphicrates, ou soy-mesme : Il nous faut voir mourir, fit-il, avant que d’en pouvoir resoudre. De vray, on desroberoit beaucoup à celuy là, qui le poiseroit sans l’honneur et grandeur de sa fin. Dieu l’a voulu comme il luy a pleu : mais en mon temps trois les plus execrables personnes que je cogneusse en toute abomination de vie, et les plus infames, ont eu des mors reglées et en toutes circonstances composées jusques à la perfection. Il est des morts braves et fortunées. Je luy ay veu trancher le fil d’un progrez de merveilleux avancement, et dans la fleur de son croist, à quelqu’un, d’une fin si pompeuse, qu’à mon avis ses ambitieus et courageux desseins n’avoient rien de si hault que fut leur interruption. Il arriva sans y aller où il pretendoit : plus grandement et glorieusement que ne portoit son desir et esperance. Et devança par sa cheute le pouvoir et le nom où il aspiroit par sa course. Au Jugement de la vie d’autruy, je regarde tousjours comment s’en est porté le bout ; et des principaux estudes de la mienne, c’est qu’il se porte bien, c’est à dire quietement et sourdement.

Que philosopher, c’est apprendre à mourir.
Chap. XX.


CIcero dit que Philosopher ce n’est autre chose que s’aprester à la mort. C’est d’autant que l’estude et la contemplation retirent aucunement nostre ame hors de nous, et l’embesongnent à part du corps, qui est quelque aprentissage et ressemblance de la mort ; ou bien, c’est que toute la sagesse et discours du monde se resoult en fin à ce point, de nous apprendre à ne craindre point à mourir. De vray, ou la raison se mocque, ou elle ne doit viser qu’à nostre contentement, et tout son travail tendre en somme à nous faire bien vivre, et à nostre aise, comme dict la Saincte Escriture. Toutes les opinions du monde en sont là,que le plaisir est nostre but, quoy qu’elles en prennent divers moyens ; autrement on les chasseroit d’arrivée : car qui escouteroit celuy qui pour sa fin establiroit nostre peine et mesaise ?