Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/75

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jetta à la desrobée dans ce qu’elle rendit, une esplingue tortue. Cette femme, cuidant l’avoir rendue, se sentit soudain deschargée de sa douleur. Je sçay qu’un gentil’homme, ayant traicté chez luy une bonne compagnie, se vanta trois ou quatre jours apres par maniere de jeu (car il n’en estoit rien) de leur avoir faict menger un chat en paste : dequoy une damoyselle de la troupe print telle horreur, qu’en estant tombée en un grand dévoyement d’estomac et fievre, il fut impossible de la sauver. Les bestes mesmes se voyent comme nous subjectes à la force de l’imagination. Tesmoing les chiens, qui se laissent mourir de dueil de la perte de leurs maistres. Nous les voyons aussi japper et tremousser en songe, hannir les chevaux et se débatre. Mais tout cecy se peut raporter à l’estroite cousture de l’esprit et du corps s’entre-communiquants leurs fortunes. C’est autre chose que l’imagination agisse quelque fois, non contre son corps seulement, mais contre le corps d’autruy. Et tout ainsi qu’un corps rejette son mal à son voisin, comme il se voit en la peste, en la verolle et au mal des yeux, qui se chargent de l’un à l’autre :

Dum

spectant oculi laesos, laeduntur et ipsi :
Multaque corporibus

transitione nocent,

pareillement l’imagination esbranlée avecques vehemence, eslance des traits, qui puissent offencer l’object estrangier. L’ancienneté a tenu de certaines femmes en Scythie, qu’animées et courroussées contre quelqu’un, elles le tuoient du seul regard. Les tortues et les autruches couvent leurs oeufs de la seule veue, signe qu’ils y ont quelque vertu ejaculatrice. Et quant aux sorciers, on les dit avoir des yeux offensifs et nuisans,

Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.

Ce sont pour moy mauvais respondans, que magiciens. Tant y a que nous voyons par experience les femmes envoyer