Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/78

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nourrir de poison ; et la fille qu’Albert recite s’estre accoustumée à vivre d’araignées. Et en ce monde des Indes nouvelles on trouva des grands peuples et en fort divers climats, qui en vivoient, en faisoient provision, et les apastoient, comme aussi des sauterelles, formiz, laizards, chauvessouriz, et fut un crapault vendu six escus en une necessité de vivres ; ils les cuisent et apprestent à diverses sauces. Il en fut trouvé d’autres ausquels noz chairs et noz viandes estoyent mortelles et venimeuses. Consuetudinis magna vis est. Pernoctant venatores in nive ; in montibus uri se patiuntur. Pugiles coestibus contusi ne ingemiscunt quidem. Ces exemples estrangers ne sont pas estranges, si nous considerons, ce que nous essayons ordinairement, combien l’accoustumance hebete nos sens. Il ne nous faut pas aller cercher ce qu’on dit des voisins des cataractes du Nil, et ce que les philosophes estiment de la musique celeste, que les corps de ces cercles, estant solides et venant à se lescher et frotter l’un à l’autre en roullant, ne peuvent faillir de produire une merveilleuse harmonie, aux couppures et muances de laquelle se manient les contours et changements des caroles des astres ; mais qu’universellement les ouïes des creatures, endormies comme celles des Aegiptiens par la continuation de ce son, ne le peuvent appercevoir, pour grand qu’il soit. Les mareschaux, meulniers, armuriers ne sçauroient durer au bruit qui les frappe, s’ils s’en estonnoient comme nous. Mon collet de fleurs sert à mon nez, mais, apres que je m’en suis vestu trois jours de suitte, il ne sert qu’aux nez assistants. Cecy est plus estrange, que, nonobstant des longs intervalles et intermissions, l’accoustumance puisse joindre et establir l’effect de son impression sur noz sens : comme essayent les voisins des clochiers. Je loge chez moy en une tour où à la diane et à la retraitte, une fort grosse cloche sonne tous les jours l’Ave Maria. Ce tintamarre effraye ma tour mesme : et, aux premiers jours me semblant insupportable, en peu de temps m’apprivoise, de maniere que je l’oy sans offense et souvent sans m’en esveiller. Platon tansa un enfant qui jouoit aux noix. Il luy respondit : Tu me tanses de peu de chose.--L’accoustumance, repliqua Platon, n’est pas chose de peu. Je trouve que nos plus grands vices prennent leur ply de nostre plus tendre enfance, et que nostre principal gouvernement est entre les mains des nourrices. C’est passetemps aux meres de veoir un enfant tordre le col à un poulet, et s’esbatre à blesser un chien et un chat ; et tel pere est si sot de prendre à bon augure d’une ame martiale, quand il voit son fis gourmer injurieusement un païsant ou un laquay qui ne se defend point, et à gentillesse, quand il le void affiner son compagnon par quelque malicieuse desloyauté et tromperie. Ce sont pourtant les vrayes semences et racines de la cruauté, de la tyrannie, de la trahyson : elles se germent là, et s’eslevent apres gaillardement, et profittent à force entre les mains de la coustume. Et est une tres dangereuse institution d’excuser ces villaines inclinations par la foiblesse de l’aage et legiereté du subjet. Premierement c’est nature qui parle, de qui la voix est lors plus pure et plus forte qu’elle est plus gresle. Secondement la laideur de la piperie ne despend pas de la difference des escuts aux esplingues. Elle despend de soy. Je trouve bien plus juste de conclurre ainsi : Pourquoy ne tromperoit il aux escus, puis qu’il trompe aux esplingues ? que, comme ils font : Ce n’est qu’aux esplingues, il n’auroit garde de le faire aux escutz. Il faut apprendre soigneusement aux enfans de haïr les vices de leur propre contexture, et leur en faut apprendre la naturelle difformité, à ce qu’ils les fuient, non en leur action seulement, mais sur tout en leur coeur ; que la pensée mesme leur en soit odieuse, quelque masque qu’ils portent. Je sçay bien que, pour m’estre duict en ma puerilité de marcher tousjours mon grand et plein chemin, et avoir eu à contrecoeur de mesler ny tricotterie ny finesse à mes jeux enfantins, comme de vray il faut noter que les jeux des enfans ne sont pas jeux, et les faut juger en eux comme leurs plus serieuses actions, il n’est passetemps si leger où je n’apporte du dedans, d’une propension naturelle, et sans estude, une extreme contradiction à tromper. Je manie les chartes pour les doubles et tien compte, comme pour les doubles doublons, lors que le gaigner et le perdre contre ma femme et ma fille m’est indifferent, comme lors qu’il y va de bon. En tout et par tout il y a assés de mes yeux à me tenir en office : il n’y en a point qui me veillent de si pres, ny que je respecte plus. Je viens de voir chez moy un petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien façonné ses pieds au service que luy devoyent les mains, qu’ils en ont à la verité à demy oublié leur office naturel. Au demourant il les nomme ses mains, il trenche, il charge un pistolet et le lache, il enfille son eguille, il coud, il escrit, il tire le bonnet, il se peigne, il joue aux cartes et aux dez, et les remue avec autant de dexterité que sçauroit faire quelqu’autre ; l’argent que je luy ay donné (car il gaigne sa vie à se faire voir), il l’a emporté en son pied, comme nous faisons en nostre main. J’en vy un autre, estant enfant, qui manioit un’ espée à deux mains et un’ hallebarde, du pli du col, à faute de mains, les jettoit en l’air et les reprenoit, lançoit une dague, et faisoit craqueter un foet aussi bien que charretier de France. Mais on decouvre bien mieux ses effets aux estranges impressions, qu’elle fait en nos ames, où elle ne trouve pas tant de resistance. Que ne peut elle en nos jugemens et en nos creances ? Y a il opinion si bizarre (je laisse à part la grossiere imposture des religions, dequoy tant de grandes nations et tant de suffisans personnages se sont veux enyvrez : car cette partie estant hors de nos raisons humaines, il est plus excusable de s’y perdre, à qui n’y est extraordinairement esclairé par faveur divine) mais d’autres opinions y en a il de si estranges, qu’elle n’aye planté et estably par loix és regions que bon luy a semblé ? Et est tres-juste cette ancienne exclamation : Non pudet physicum, id est speculatorem venatoremque naturae, ab animis consuetudine imbutis quaerere testimonium veritatis. J’estime qu’il ne tombe en l’imagination