Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/271

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

experience que jamais police ne se trouva reformée par là. L’ordre et le reglement des meurs dépend de quelque autre moyen. Les histoires Grecques font mention des Argippées, voisins de la Scythie, qui vivent sans verge et sans baston à offenser ; que non seulement nul n’entreprend d’aller attaquer, mais quiconque s’y peut sauver, il est en franchise, à cause de leur vertu et saincteté de vie ; et n’est aucun si osé d’y toucher. On recourt à eux pour apoincter les differents qui naissent entre les hommes d’ailleurs. Il y a nation où la closture des jardins et des champs qu’on veut conserver, se faict d’un filet de coton, et se trouve bien plus seure et plus ferme que nos fossez et nos hayes.

Furem signata sollicitant. Aperta effractarius praeterit. A l’adventure sert entre autres moyens l’aisance, à couvrir ma maison de la violence de nos guerres civiles. La defense attire l’entreprise, et la deffiance l’offense. J’ay affoibly le dessein des soldats, ostant à leur exploit le hasard et toute matiere de gloire militere qui a accoustumé de leur servir de tiltre et d’excuse. Ce qui est faict courageusement, est tousjours faict honorablement, en temps où la justice est morte. Je leur rens la conqueste de ma maison lasche et traistresse. Elle n’est close à personne qui y heurte. Il n’y a pour toute provision qu’un portier d’ancien usage et ceremonie, qui ne sert pas tant à defendre ma porte qu’à l’offrir plus decemment et gratieusement. Je n’ay ny garde ny sentinelle que celle que les astres font pour moi. Un gentilhomme a tort de faire montre d’estre en deffense, s’il ne l’est parfaictement. Qui est ouvert d’un costé, l’est par tout. Noz peres ne pansarent pas à bastir des places frontieres. Les moyens d’assaillir, je dy sans baterie et sans armée, et de surprendre nos maisons, croissent tous les jours audessus des moyens de se garder. Les esprits s’aiguisent generalement de ce costé là. L’invasion touche tous. La defense non, que les riches. La mienne estoit forte selon le temps qu’elle fut faicte. Je n’y ay rien adjouté de ce costé là, et creindroy que sa force se tournast contre moy-mesme ; joint qu’un temps paisible requerra qu’on les desfortifie. Il est dangereux de ne les pouvoir regaigner. Et est difficile de s’en asseurer. Car en matiere de guerres intestines, vostre valet peut estre du party que vous craignez. Et où la religion sert de pretexte, les parentez mesmes deviennent infiables, avec couverture de justice. Les finances publiques n’entretiendront pas noz garnisons domestiques : elles s’y espuiseroient. Nous n’avons pas dequoy le faire sans nostre ruine, ou, plus incommodement et injurieusement, sans celle du peuple. L’estat de ma perte ne seroit de guere pire. Au demeurant, vous y perdez vous ? vos amis mesme s’amusent, plus qu’à vous plaindre, à accuser vostre invigilance et improvidence, et l’ignorance ou nonchalance aux offices de vostre profession. Ce que tant de maisons gardées se sont perdues, où ceste-cy dure, me faict soupçonner qu’elles se sont perdues de ce qu’elles estoient gardées. Cela donne et l’envie et la raison à l’assaillant. Toute garde porte visage de guerre. Qui se jettera, si Dieu veut, chez moi ; mais tant y a que je ne l’y appelleray pas. C’est la retraite à me reposer des guerres. J’essaye de soubstraire ce coing à la tempeste publique, comme je fay un autre coing en mon ame. Nostre guerre a beau changer de formes, se multiplier et diversifier en nouveaux partis ; pour moy, je ne bouge. Entre tant de maisons armées, moy seul, que je sache en France, de ma condition, ay fié purement au ciel la protection de la mienne. Et n’en ay jamais osté ny ceuillier d’argent, ny titre. Je ne veux ny me craindre, ny me sauver à demi. Si une plaine recognoissance acquiert la faveur divine, elle me durera jusqu’au bout ; si non, j’ay tousjours assez duré pour rendre ma durée remerquable et enregistrable. Comment ? Il y a bien trente ans.


De la Gloire
Chap. XVI.


IL y a le nom et la chose : le nom, c’est une voix qui remerque et signifie la chose ; le nom, ce n’est pas une partie de la chose ny de la substance, c’est une piece estrangere joincte à la chose, et hors d’elle. Dieu, qui est en soy toute plenitude et le comble de toute perfection, il ne peut s’augmenter et accroistre au dedans ; mais son nom se peut augmenter et accroistre par la benediction et louange que nous donnons à ses ouvrages exterieurs. Laquelle louange, puis que nous ne la pouvons incorporer en luy, d’autant qu’il n’y peut avoir accession de bien, nous l’attribuons à son nom, qui est la piece hors de luy la plus voisine. Voilà comment c’est à Dieu seul à qui gloire et honneur appartient ; et il n’est rien si esloigné de raison que de nous en mettre en queste pour nous : car, estans indigens et necessiteux au dedans, nostre essence estant imparfaicte et ayant continuellement besoing d’amelioration, c’est là à quoy nous nous devons travailler. Nous sommes tous creux et vuides : ce n’est pas de vent et de voix que nous avons à nous remplir ; il nous faut de la substance plus solide à nous reparer. Un homme affamé seroit bien simple de chercher à se pourvoir plustost d’un beau vestement que d’un bon repas : il faut courir au plus pressé. Comme disent nos ordinaires prieres : Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus. Nous sommes en disette de beauté, santé, sagesse, vertu, et telles parties essentieles : les ornemens externes se chercheront apres que nous aurons proveu aux choses necessaires. La Theologie traicte amplement et plus pertinemment ce