Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/324

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qu’un philosophe et un galant homme ne devoient pas seulement respirer : c’est à dire ne donner aux necessitez corporelles que ce qu’on ne leur peut refuser, tenant tousjours l’ame et le corps embesoignez à choses belles, grandes et vertueuses. Il avoit honte si en public on le voioit cracher ou suer (ce qu’on dict aussi de la jeunesse Lacedemonienne, et Xenophon de la Persienne), par ce qu’il estimoit que l’exercice, le travail continuel et la sobriété devoient avoir cuit et asseché toutes ces superfluitez. Ce que dit Seneque ne joindra pas mal en cet endroit, que les anciens Romains maintenoient leur jeunesse droite : Ils n’apprenoient, dit-il, rien à leurs enfans qu’ils deussent apprendre assis. C’est une genereuse envie de vouloir mourir mesme, utilement et virilement ; mais l’effect n’en gist pas tant en nostre bonne resolution qu’en nostre bonne fortune. Mille ont proposé de vaincre ou de mourir en combattant, qui ont failly à l’un et à l’autre : les blesseures, les prisons leur traversant ce dessein et leur prestant une vie forcée. Il y a des malladies qui atterrent jusques à nos desirs et à nostre connoissance. Moley Molluch, Roy de Fez, qui vient de gagner contre Sebastien, Roy de Portugal, cette journée fameuse par la mort de trois Roys et par la transmission de cette grande couronne à celle de Castille, se trouva griefvement malade des lors que les Portugais entrerent à main armée en son estat, et alla tousjours despuis en empirant vers la mort, et la prevoyant. Jamais homme ne se servit de soy plus vigoureusement et plus glorieusement. Il se trouva foible pour soustenir la pompe cerémonieuse de l’entrée de son camp, qui est, selon leur mode, pleine de magnificence et chargée de tout plein d’action, et resigna cet honneur à son frere. Mais ce fut aussi le seul office de Capitaine qu’il resigna ; tous les autres, necessaires et utiles, il les fit tres-laborieusement et exactement : tenant son corps couché, mais son entendement et son courage, debout et ferme, jusques au dernier soupir, et aucunement au delà. Il pouvoit miner ses ennemys, indiscretement advancez en ses terres ; et luy poisa merveilleusement qu’à faulte d’un peu de vie, et pour n’avoir qui substituer à la conduitte de cette guerre, et affaires d’un estat troublé, il eust à chercher la victoire sanglante et hazardeuse, en ayant une autre sure et nette entre ses mains. Toutesfois il mesnagea miraculeusement la durée de sa maladie à faire consommer son ennemy et l’attirer loing de l’armée de mer et des places maritimes qu’il avoit en la coste d’Affrique, jusques au dernier jour de sa vie, lequel, par dessein, il employa et reserva à cette grande journée. Il dressa sa bataille en rond, assiegeant de toutes pars l’ost des Portugais : lequel rond, venant à se courber et serrer, les empescha non seulement au conflict, qui fut tres aspre par la valeur de ce jeune Roy assaillant, veu qu’ils avoient à montrer visage à tous sens, mais aussi les empescha à la fuitte apres leur routte. Et, trouvants toutes les issues saisies et closes, furent contraincts de se rejetter à eux mesmes (coarcevanturque non solum caede, sed etiam fuga) et s’amonceller les uns sur les autres, fournissants aus vaincueurs une tres meurtriere victoire et tres entiere. Mourant, il se feit porter et tracasser où le besoing l’appelloit, et, coulant le long des files, enhortoit ses Capitaines et soldats les uns apres les autres. Mais un coing de sa bataille se laissant enfoncer, on ne le peut tenir qu’il ne montast à cheval, l’espée au poing. Il s’efforçoit pour s’aller mesler, ses gens l’arretants qui par la bride, qui par sa robe et par ses estriers. Cet effort acheva d’accabler ce peu de vie qui luy restoit. On le recoucha. Luy, se resuscitant comme en sursaut de cette pasmoison, toute autre faculté lui desfaillant, pour avertir qu’on teust sa mort, qui estoit le plus necessaire commandement qu’il eust lors à faire, pour n’engendrer quelque desespoir aux siens par cette nouvelle, expira, tenant le doigt contre sa bouche close, signe ordinaire de faire silence. Qui vescut oncques si longtemps et si avant en la mort ? Qui mourut oncques si debout ? L’extreme degré de traicter courageusement la mort, et le plus naturel, c’est la voir non seulement sans estonnement, mais sans soin, continuant libre le train de la vie jusques dans elle. Comme Caton qui s’amusoit à dormir et à estudier, en ayant une, violente et sanglante, presente en sa teste et en son cœur, et la tenant en sa main.


Des Postes.
Chap. XXII.


JE n’ay pas esté des plus foibles en cet exercice, qui est propre à gens de ma taille, ferme et courte ; mais j’en quitte le mestier : il nous essaye trop pour y durer long temps. Je lisois à cette heure que le Roy Cyrus, pour recevoir plus facilement nouvelles de tous les costez de son Empire, qui estoit d’une fort grande estandue, fit regarder combien un cheval pouvoit faire de chemin en un jour tout d’une traite, et à cette distance il establit des hommes qui avoient charge de tenir des chevaux prets pour en fournir à ceux qui viendroient vers luy. Et disent aucuns que cette vistesse d’aller vient à la mesure du vol des grues. Caesar dit que Lucius Vibulus Rufus, ayant haste de porter un advertissement à Pompeius, s’achemina vers luy jour et nuict, changeant de chevaux pour faire diligence. Et luy mesme, à ce que dit Suetone, faisoit cent mille par jour sur un coche de louage. Mais c’estoit un furieux courrier, car là où les rivieres luy tranchoient son chemin, il les franchissoit à nage ; et ne se destournoit du droit pour aller querir un pont ou un gué. Tiberius Nero, allant voir son frere Drusus, malade en Allemaigne, fit deux cens mille en vingt-quatre heures, ayant trois coches. En la guerre des Romains contre le Roy Antiochus, Titus Sempronius Gracchus, dict Tite Live, per dispositos equos propre incredibili celeritate ab Amphissa tertio die Pellam pervenit ; et appert, à veoir le lieu, que c’estoient postes assises, non ordonnées freschement pour cette course. L’invention de Cecinna à renvoyer des