Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/43

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qui se soit faict paroistre entre les hommes, et qui a donné advantage aux uns sur les autres, ç’a esté ceste-cy : par laquelle les plus forts et courageux se sont rendus maistres des plus foibles, et ont acquis reng et reputation particuliere : d’où luy est demeuré cet honneur et dignité de langage : ou bien que ces nations estans tres-belliqueuses, ont donné le prix à celle des vertus, qui leur estoit plus familiere, et le plus digne tiltre. Tout ainsi que nostre passion, et ceste fievreuse solicitude que nous avons de la chasteté des femmes, fait aussi qu’une bonne femme, une femme de bien, et femme d’honneur et de vertu, ce ne soit en effect à dire autre chose pour nous, qu’une femme chaste : comme si pour les obliger à ce devoir, nous mettions à nonchaloir tous les autres, et leur laschions la bride à toute autre faute, pour entrer en composition de leur faire quitter ceste-cy.


DE L’AFFECTION DES PERES AUX ENFANS
Chap. VIII


A Madame d’Estissac.

MADAME, si l’estrangeté ne me sauve, et la nouvelleté, qui ont accoustumé de donner prix aux choses, je ne sors jamais à mon honneur de ceste sotte entreprinse : mais elle est si fantastique, et a un visage si esloigné de l’usage commun, que cela luy pourra donner passage. C’est une humeur melancolique, et une humeur par consequent tres ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude, en laquelle il y a quelques années que je m’estoy jetté, qui m’a mis premierement en teste ceste resverie de me mesler d’escrire. Et puis me trouvant entierement despourveu et vuide de toute autre matiere, je me suis presenté moy-mesmes à moy pour argument et pour subject. C’est le seul livre au monde de son espece, et d’un dessein farousche