Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/86

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lors aussi nous n’avions plus de tenue : Mais que les Allemans et les Souysses, plus grossiers et plus lourds, n’avoyent le sens de se raviser, à peine lors mesmes qu’ils estoyent accablez soubs les coups. Ce n’estoit à l’adventure que pour rire : Si est-il bien vray qu’au mestier de la guerre, les apprentis se jettent bien souvent aux hazards, d’autre inconsideration qu’ils ne font apres y avoir esté eschauldez.

haud ignarus, quantum nova gloria in armis
Et prædulce decus primo certamine possit.

Voyla pourquoy quand on juge d’une action particuliere, il faut considerer plusieurs circonstances, et l’homme tout entier qui l’a produicte, avant la baptizer.

Pour dire un mot de moy-mesme : J’ay veu quelque fois mes amis appeller prudence en moy, ce qui estoit fortune ; et estimer advantage de courage et de patience, ce qui estoit advantage de jugement et opinion ; et m’attribuer un tiltre pour autre ; tantost à mon gain, tantost à ma perte. Au demeurant, il s’en faut tant que je sois arrivé à ce premier et plus parfaict degré d’excellence, où de la vertu il se faict une habitude ; que du second mesme, je n’en ay faict guere de preuve. Je ne me suis mis en grand effort, pour brider les desirs dequoy je me suis trouvé pressé. Ma vertu, c’est une vertu, ou innocence, pour mieux dire, accidentale et fortuite. Si je fusse nay d’une complexion plus desreglée, je crains qu’il fust allé piteusement de mon faict : car je n’ay essayé guere de fermeté en mon ame, pour soustenir des passions, si elles eussent esté tant soit peu vehementes. Je ne sçay point nourrir des querelles, et du debat chez moy. Ainsi, je ne me puis dire nul grand-mercy, dequoy je me trouve exempt de plusieurs vices :

si vitiis mediocribus, et mea paucis
Mendosa est natura, alioqui recta, velut si
Egregio inspersos reprehendas corpore nævos.