Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/221

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mouvement de la lune ? Nous voylà bien accommodez pour tenir registre des choses passées. Je ravassois presentement, comme je faicts souvant, sur ce, combien l’humaine raison est un instrument libre et vague. Je vois ordinairement que les hommes, aux faicts qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en cercher la raison qu’à en cercher la verité : ils laissent là les choses, et s’amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs. La cognoissance des causes appartient seulement à celuy qui a la conduite des choses, non à nous qui n’en avons que la souffrance, et qui en avons l’usage parfaictement plein, selon nostre nature, sans en penetrer l’origine et l’essence. Ny le vin n’en est plus plaisant à celuy qui en sçait les facultez premieres. Au contraire : et le corps et l’ame interrompent et alterent le droit qu’ils ont de l’usage du monde, y meslant l’opinion de science. Le determiner et le sçavoir, comme le donner, appartient à la regence et à la maistrise ; à l’inferiorité, subjection et apprentissage appartient le jouyr, l’accepter. Revenons à nostre costume. Ils passent par dessus les effects, mais ils en examinent curieusement les consequences. Ils commencent ordinairement ainsi : Comment est-ce que cela se faict ? --Mais se fait il ? faudroit il dire. Nostre discours est capable d’estoffer cent autres mondes et d’en trouver les principes et la contexture. Il ne luy faut ny matiere ny baze ; laissez le courre : il bastit aussi bien sur le vuide que sur le plain, et de l’inanité que de matiere,

dare pondus idonea fumo.

Je trouve quasi par tout qu’il faudroit dire : Il n’en est rien ; et employerois souvant cette responce ; mais je n’ose, car ils crient que c’est une deffaicte produicte de foiblesse d’esprit et d’ignorance. Et me faut ordinairement bateler par compaignie à traicter des subjects et comptes frivoles, que je mescrois entierement. Joinct qu’à la verité il est un peu rude et quereleux de nier tout sec une proposition de faict. Et peu de gens faillent, notamment aux choses mal-aysées à persuader, d’affermer qu’ils l’ont veu, ou d’alleguer des tesmoins desquels l’authorité arreste nostre contradiction. Suyvant cet usage, nous sçavons les fondemens et les causes de mille choses qui ne furent onques ; et s’escarmouche le monde en mille questions, desquelles et le pour et le contre est faux. Ita finitima sunt falsa veris, ut in praecipitem locum non debeat se sapiens committere. La verité et le mensonge ont leur visages conformes, le port, le goust et les alleures pareilles : nous les regardons de mesme œil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement laches à nous defendre de la piperie, mais que nous cerchons et convions à nous y enferrer. Nous aymons à