Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/35

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vaille. Ceux qui ont faict Venus Deesse, ont regardé que sa principale beauté estoit incorporelle et spirituelle ; mais celle que ces gens cy cerchent n’est pas seulement humaine ny mesme brutale. Les bestes ne la veulent si lourde et si terrestre’Nous voyons que l’imagination et le desir les eschauffe souvent et solicite avant le corps ; nous voyons en l’un et l’autre sexe qu’en la presse elles ont du chois et du triage en leurs affections, et qu’elles ont entre-elles des accointances de longue bienveuillance. Celles mesmes à qui la vieillesse refuse la force corporelle, fremissent encores, hannissent et tressaillent d’amour. Nous les voyons avant le faict pleines d’esperance et d’ardeur ; et, quand le corps à joué son jeu, se chatouiller encor de la douceur de cette souvenance ; et en voyons qui s’enflent de fierté au partir de là et qui en produisent des chants de feste et de triomphe : lasses et saoules. Qui n’a qu’à descharger le corps d’une necessité naturelle, n’a que faire d’y embesongner autruy à tout des apprests si curieux : ce n’est pas viande à une grosse et lourde faim. Comme celuy qui ne demande point qu’on me tienne pour meilleur que je suis, je diray cecy des erreurs de ma jeunesse. Non seulement pour le danger qu’il y a de la santé (si n’ay je sceu si bien faire que je n’en aye eu deux atteintes, legeres toutesfois et preambulaires), mais encores par mespris, je ne me suis guere adonné aux accointances venales et publiques : j’ay voulu esguiser ce plaisir par la difficulté, par le desir et par quelque gloire ; et aymois la façon de l’Empereur Tibere, qui se prenoit en ses amours autant par la modestie et noblesse que par autre qualité, et l’humeur de la courtisane Flora, qui ne se prestoit à moins que d’un dictateur ou consul ou censeur, et prenoit son déduit en la dignité de ses amoureux. Certes les perles et le brocadel y conferent quelque chose, et les tiltres et le trein. Au demeurant, je faisois grand conte de l’esprit, mais pourveu que le corps n’en fut pas à dire : car, à respondre en conscience, si l’une ou l’autre des deux beautez devoit necessairement y faillir,