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PREFACE.

tres mal-aisé de me persuader que tous les exploicts de Pyrrhus et d’Alexandre présupposassent autant de vigueur et de sens en leurs autheurs, que son legitime gouvernement seul, à qui le peult avoir. Qui dira combien c’est d’empescher que la calomnie n’entre dedans (soit que certaine lasche et vile malice d’aymer à mesdire luy planisse le chemin, ou l’incapacité de discerner le faux du vray, qui est le plus commun) les faulces nouvelles parfois si vray-semblables et si generallement preschées, les mauvaises suasions, les sottes espérances. Cela n’est pourtant qu’une part de sa charge, et part dont je me taiz, ayant ailleurs dict un mot de la légère créance. Mais l’autre extrémité, quoi ? Là se giste le desadveu de toutes les vertus qui sont ou hors de nostre veuë, ou hors de nostre experience ou portée : l’injure contre tant de gens d’honneur qui rapportent les histoires, mespris pernicieux d’advertissements, mescreance de miracles, et finallement l’athéisme. C’est grand cas que les hommes ne se puissent sauver d’un vice, sans tomber en son contraire : qu’ils ne cognoissent, dis-je, exemption de la flatterie qu’à jetter des pierres à chacun, guerison de la licence qu’en la servitude, ny de la gourmandise qu’en la famine ; et que ceux icy s’estiment plus rusez à cognoistre jusques où va la menterie, s’ils ignorent jusques où la vérité peut arriver. Mon sexe n’a garde de me laisser chommer d’exemples d’avoir veu faire le niquet à mes créances et tesmoignages : Si pertinemment ou non, j’ose dire que ce tiltre si bien advoiié de la creature du grand Montaigne, en respondra. De vray, j’en suis là de reputer celuy qui ne sçait croire et decroire à poinct, inhabile à tout autre bien ; et ne me fierois à ma notion jour de ma vie, pour certitude qu’il y eust, si je m’estois une fois laissée tromper à elle. Toute franche que je sois de son abus, nul jusques icy ne m’a jamais nyé les choses mesmes que j’ay clairement veues et ouyes, qui ne m’ait jettée en quelque doubte de ma science, et à la queste d’une verification nouvelle. Nous procédons aussi douteusement encore au jugement des consciences du monde. Et s’il se void que nous nous y remettions franchement quand la nécessité des occurrences l’ordonne, il ne faut pas qu’on pense, que nous serions deceuz s’il nous en prenoit mal ; car avant que d’en venir là nous avons bien preveu qu’il pourroit arriver ainsin : ils ont bien peu nous trahir, non pas nous tromper. Un esprit sage se commet et remet à plusieurs, et se fie de peu de personnes : par ce qu’il est plus d’affaires que de gens d’honneur. Or une chose m’a consolée contre ceux qui se sont mocquez de mes rapports, ou bien à qui mon sexe ou moy sommes autrement en desdain ; c’est qu’ils se sont infailliblement déclarez des sotz jusques à ce qu’ils ayent prouvé qu’un Montaigne l’estoit, quand il m’estimoit digne, non pas seulement d’une autre estime, mais d’estre admise d’une ame pareille à la sienne en une telle société qu’estoit la nostre tant que Dieu l’a permis. Mais nous autres, pour estre minces et foiblets, sommes droictement l’entreprise du magnanime courage qui est en ceste espèce d’hommes. Cependant je leur conseille en amye de ne se frotter pas à ceux là qui sont si forts de la plume ; il faut tuer telles gens autant que les blesser ; ostez la force ou n’attizez pas le courage. Qui leur veut ravir quelque chose, il faut commencer par la teste ; car c’est une sottize de les outrager et leur laisser le jardin où croissent les inventions de se venger. Offencer un bel esprit, c’est consciencieusement prouvoir à la repentance de sa faute. On void comme il prit à Minos d’eschauffer la verve de ces causeurs d’Athéniens. Entre nous, femmelettes ne leur serons jamais redoutables par là ; car ils s’asseurent que la plus haulte suffisance où nous puissions arriver, c’est ressembler le moindre homme.