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PREFACE.

à nud, et nous a jamais laissé si peu à doubter de sa mesure et si peu à désirer de luy. Je laisse à part sa grace et son elegance qui peuvent à l’adventure avoir plus de juges. Or, nonobstant, s’il eust esté produit du temps de ces grands anciens, encore eust on peu s’excuser de l’admirer moings sur ce qu’il eust eu son pareil. Mais en la maigreur des esprits de nostre aage, et en un aage eslongné de 14. ou 15. cens ans du dernier livre qui se venteroit de luy tenir contre-carre, je me puis certainement respondre qu’il eust ravy, comme moy, tous ceux qui l’eussent sçeu cognoistre. Quoy ? si nous oyons parler d’un animal monstreux, d’un homme plus hault ou plus petit que l’ordinaire, voire de je ne sçay quel bateleur qui fera des singeries nouvelles ou sauts bigerres, chacun, et les plus huppez, y courent comme au feu ; et ceux qui reviendront d’un tel spectacle ne rencontrent en leur chemin nul de leurs cognoissans ny de leurs voisins qu’ils n’en abreuvent de fil en esguille ; et si pensent estre obligez, par devoir d’amitié, de le mander aux absens, cuydans que si quelqu’un perdoit sa part de la merveille, il seroit à plaindre jaçoit qu’il se voye tous les jours des choses semblables. Et l’on nous voudroit faire accroire que, s’ils avoyent gousté ce livre, ils ne seroyent pas accouruz de toutes parts veoir et practiquer l’ame qui le conceut : ame, dis-je, qu’on ne veoit, ny souvent, ny rarement, mais unique depuis tant de siècles ; ou, pour le moins, que ceux qui n’auroient peu luy venir toucher en la main, n’eussent pas cherché des inventions de le louer et proclamer, aussi hors d’exemple que son mérite l’estoit. Lipsius l’a il cognu seullement un moys qu’on n’ait ouy la voix de son admiration retentir par toute l’Europe ? Il sçavoit bien aussi qu’il alloit non seullement de la conscience à rendre à quelqu’un moins de louange qu’il n’appartient, mais aussi de l’honneur, et que celuy qui lit un livre se donne à l’espreuve plus qu’il ne l’y met. La vraye touche des esprits c’est l’examen d’un œuvre nouveau. C’est pourquoy je veux tant de mal aux desrobeurs et frippeurs de livres ; car s’il s’eslevoit quelque bon autheur moderne, le frequent exemple de ces larrons faisant justement doubter qu’il teint sa beauté d’autruy, et nostre ignorance à nous autres empeschant de nous en esclaircir, il adviendroit qu’à faulte d’applaudir à son mérite nous nous déclarerions treslourdement des bestes. Celuy qui veoit un ouvrage et n’honnore l’autheur, cet autheur est un fat, ou luy mesme. Les Essays sont eschappez à ce soupçon ; il est facile à veoir qu’ils sont tout d’une main : livre d’un air nouveau. Tous autres, et les anciens encore, ont l’exercice de l’esprit pour fin, du jugement par accident ; il a pour dessein, au rebours, l’escrime du jugement et, par rencontre, de l’esprit, fléau perpétuel des erreurs communes. Les autres enseignent la sapience, il desenseigne la sottise. Et a bien eu raison de vouloir vuider l’ordure hors du vaze, avant que d’y verser l’eau de nafe. Il évente cent mines nouvelles : mais combien inventables ? Il est bien certain que jamais homme ne dit ny considéra ce que cestuy-cy a dit et considéré sur les actions et passions humaines ; mais il n’est pas certain si jamais homme, luy hors, l’eust peu dire et considérer. Jamais ces Livres antiques, pour grands qu’ils fussent, ne sçeurent espuiser les sources de l’esprit ; cestuy-cy, luy seul, semble avoir espuisé celles du jugement. Il a tant jugé qu’il ne reste plus que juger après. Et parce que mon ame n’a de sa part autre maniement que celuy de juger et raisonner de ceste sorte, la nature m’ayant faict tant d’honneur que, sauf le plus et le moings, j’estois toute semblable à mon Père, je ne puis faire un pas, soit escrivant ou parlant, que je ne me trouve sur ses traces ; et croy qu’on cuide souvent que je l’usurpe. Et le seul