Page:Montaigne - Essais, 1595.pdf/7

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PREFACE.

stion de rendre compte de sa leçon, & non pas de respondre) ne peult s’appercevoir quand ces gallanteries là, sont fuitte, ou victoire. Cet autre, en fin, bravant une femme fera cuider à sa grand’mere que, s’il n’estoit pitoyable, Hercules ne vivroit pas. Heureux à qui, pour emporter le prix il ne faille que fuir les coups ; & qui puisse acquerir autant de gloire qu’il veult espargner de labeur. Bravant dis-je une femme offusquee & atterree en outre, d’une profonde tardiveté d’entendement & d’invention, d’une memoire si tendre, que trois raisons d’un adversaire qu’elle voudroit retenir en disputant l’accablent, de la simplicité de sa condition, & sur tout d’un visage le plus ridiculement mol du monde. Je veux un mal si horrible à cette imperfection qui me blesse tant, qu’il faut que je l’injurie en public. Je pardonne à ceux qui s’en mocquent : se sont ils obligez d’estre aussi habiles qu’Aristippus, ou Xenophon, pour aller discerner souz un visage qui rougit, autre chose qu’un esprit sot, ou vaincu ? Et si leur pardonne encore de penser, que telles confessions, que cecy, partent de folie : il est bien vray qu’elles sont esgalement communes aux fols, & aux sages : mais aux sages de tel degré que je ne puis aller jusques là. Pour venir à nos Essais, quant aux reproches particuliers qu’on leur fait, je ne les daignerois r’abatre, afin de les remettre en grace avec les calomniateurs : mais j’en veux dire un mot en faveur de quelques esprits qui meritent bien qu’on employe un advertissement, pour les garder de chopper apres eux. Premierement, ils reprennent au langage quelque usurpation du Latin, & la fabricque de nouveaux mots : Je responds que je leur donne gaigné, s’ils peuvent dire pere, ny mere, frere, sœur, boire, manger, veiller, dormir, aller, veoir, sentir, ouyr, & toucher, ny tout le reste en somme des plus communs vocables qui tombent en nostre usage, sans parler Latin. Ouy, mais le besoin d’exprimer nos conceptions nous contraint à l’emprunt de ceulx là : & le besoin de ce personnage tout de mesme, l’a contraint d’emprunter outre toy, ceux-cy, pour exprimer ses conceptions, qui sont outre les tiennes. Je sçay bien qu’on a rendu les plus excellens livres en nostre langue, où les traducteurs se sont rendus plus superstitieux d’innover & puiser aux sources estrangeres : Mais on ne dit pas aussi, que les Essais resserrent en une ligne, ce qu’ils trainent en quatre : ny que nous ne sommes point assez sçavans, ny moy, ny ceux à l’adventure qui devisent ainsi, pour sentir si leur traduction est par tout aussi roide, que leur autheur. J’ayme à dire, gladiateur, j’ayme à dire, escrimeur à outrance, aussi faict ce livre : mais qui m’astreindroit à quitter l’un des deux, je retiendrois pour la brieveté, gladiateur : & si sçay bien quel bruit on en menera : par tout en chose semblable je ferois de mesme. Je sçay bien qu’il faut user de bride aux innovations & aux emprunts : mais n’est ce pas une grand’sottise, de dire que si lon ne deffend autre chose que d’y proceder, sans regle, on le prohibe aux Essais, apres l’avoir permis au Romant de la rose : veu mesme que son siecle n’estoit pressé, non plus que le nostre, sinon de la seule necessité d’amendement ? car avant ce vieil livre on ne laissoit pas de parler, & se faire entendre autant qu’on vouloit. Où la force d’esprit manque, les motz ne manquent jamais : Et suis en doubte au rebours qu’en cette large, & profonde uberté de la langue Grecque, ils ne manquassent encore souvent à Socrates, & à Platon. On ne peut representer, que les conceptions communes par les mots communs : Quiconque en a d’extraordinaires, doit chercher des termes à s’exprimer. C’est au reste l’impropre innovation qu’il faut blasmer, & non l’innovation, aux choses, qu’on peut rendre meilleures. Ces gens icy sont plaisans, de syndiquer l’innovation