Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/106

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guent l’experience que nous en sentons en l’accointance des femmes,

Cum iam præsagit gaudia corpus,
Atque in eo est Venus, vt muliebria conserat arua.

où il leur semble que le plaisir nous transporte si fort hors de nous, que nostre discours ne sçauroit lors faire son office tout perclus et raui en la volupté.Ie sçay qu’il en peut aller autrement ; et qu’on arriuera par fois, si on veut, à reietter l’ame sur ce mesme instant, à autres pensemens : mais il la faut tendre et roidir d’aguet. le sçay qu’on peut gourmander l’effort de ce plaisir, et m’y cognoy bien, et n’ay point trouué Venus si imperieuse Deesse, que plusieurs et plus reformez que moy, la tesmoignent. Ie ne prens pour miracle, comme faict la Royne de Nauarre, en l’vn des comptes de son Heptameron, qui est vn gentil liure pour son estoffe, ny pour chose d’extreme difficulté, de passer des nuicts entieres, en toute commodité et liberté, auec vne maistresse de long temps desirée, maintenant la foy qu’on luy aura engagée de se contenter des baisers et simples attouchemens. Ie croy que l’exemple du plaisir de la chasse y seroit plus propre : comme il y a moins de plaisir, il y a plus de rauissement, et de surprinse, par où nostre raison estonnée perd ce loisir de se preparer à l’encontre : lors qu’apres vne longue queste, la beste vient en sursaut à se presenter, en lieu où à l’aduenture, nous l’esperions le moins. Cette secousse, et l’ardeur de ces huées, nous frappe, si qu’il seroit malaisé à ceux qui ayment cette sorte de petite chasse, de retirer sur ce point la pensée ailleurs. Et les poëtes font Diane victoricuse du brandon et des flesches de Cupidon.

Quis non malarum, quas amor curas habet,
Hæc inter obliuiscitur ?

Pour reuenir à mon propos, ie me compassionne fort tendrement des afflictions d’autruy, et pleurerois aisément par compagnie, si pour occasion que ce soit, ie sçauois pleurer. Il n’est rien qui tente mes larmes que les larmes : non vrayes seulement, mais comment que ce soit, ou feintes, ou peintes. Les morts ie ne les plains guere, et les enuierois plustost ; mais ie plains bien fort les mourans. Les Sauuages ne m’offensent pas tant, de rostir et manger les corps des trespassez, que ceux qui les tourmentent et persecutent viuans. Les executions mesme de la iustice, pour raisonnables qu’elles soient, ie ne les puis voir d’vne veuë ferme. Quelqu’vn ayant à tesmoigner la clemence de Julius Cæsar : Il estoit, dit-il, doux en ses vengeances : ayant forcé les pyrates de se rendre à luy, qui l’auoient auparauant pris prisonnier et mis à rançon ; d’autant qu’il les auoit menassez