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CHAPITRE XXIII.

Rusticus, et pouvait encore y joindre la louange de sa civilité et courtoisie, de n’avoir voulu interrompre le cours de sa déclamation. Mais je fais doute qu’on le pût louer de prudence ; car recevant à l’imprévu lettres, et notamment d’un empereur, il pouvait bien advenir que le différer à les lire eût été d’un grand préjudice. Le vice contraire à la curiosité, c’est la nonchalance, vers laquelle je penche évidemment de ma complexion, et en laquelle j’ai vu plusieurs hommes si extrêmes que, trois ou quatre jours après, on retrouvait encore en leur pochette les lettres toutes closes qu’on leur avait envoyées.

Je n’en ouvris jamais, non-seulement de celles qu’on m’eût commises, mais de celles même que la fortune m’eût fait passer par les mains ; et fais conscience si mes yeux dérobent, par mégarde, quelque connaissance des lettres d’importance qu’il lit quand je suis à côté d’un grand. Jamais homme ne s’enquit moins et ne fureta moins aux affaires d’autrui,

Du temps de nos pères, M. de Boutières cuida perdre Turin pour, étant en bonne compagnie à souper, avoir remis à lire un avertissement qu’on lui donnait des trahisons qui se dressaient contre cette ville, où il commandait. Et ce même Plutarque m’a appris que Jules César se fût sauvé si, allant au sénat le jour qu’il y fut tué par les conjurés, il eût lu un mémoire qu’on lui présenta ; et fait aussi le conte d’Archias, tyran de Thèbes, que, le soir avant l’exécution de l’entreprise que Pélopidas avait faite de le tuer pour remettre son pays en liberté, il lui fut écrit par un autre Archias, Athénien, de point en point, ce qu’on lui préparait ; et que ce paquet lui ayant été rendu pendant son souper, il remit à l’ouvrir,