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CHAPITRE VII.

la naissance et le progrès : elles croissent quand et eux ; et depuis qu’on a donné ce faux train à la langue, c’est merveille combien il est impossible de l’en retirer ; par où il advient que nous voyons des honnêtes hommes d’ailleurs y être sujets et asservis. J’ai un bon garçon de tailleur à qui je n’ouis jamais dire une vérité, non pas quand elle s’offre pour lui servir utilement. Si, comme la vérité, le mensonge n’avait qu’un visage, nous serions en meilleurs termes ; car nous prendrions pour certain l’opposé de que dirait le menteur : mais le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indéfini. Les pythagoriens font le bien certain et fini, le mal infini et incertain. Mille routes dévoient du blanc[1] ; une y va. Certes, je ne m’assure pas que je pusse venir à bout de moi, à garantir un danger évident et extrême par un effronté et solennel mensonge. Un ancien dit que nous sommes mieux en la compagnie d’un chien connu qu’en celle d’un homme duquel le langage nous est inconnu. Et de combien est le langage faux moins social que le silence.

Le roi François premier se vantait d’avoir mis au rouet, par ce moyen, Francisque ïaverna, ambassadeur de François Sforce, duc de Milan, homme très-fameux en science de parlerie. Celui-ci avait été dépêché pour excuser son maître vers sa majesté d’un fait de grande conséquence, qui était tel. Le Roi, pour maintenir toujours quelques intelligences en Italie, d’où il avait été dernièrement chassé, même au duché de Milan, avait avisé d’y tenir près du duc un gentilhomme de sa part,

  1. Détournement du but.