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CHAPITRE VIII.

nais par expérience cette condition de nature, qui ne peut soutenir une véhémente préméditation et laborieuse : si elle ne va gaiment et librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d’aucuns ouvrages qu’ils puent l’huile et la lampe, pour certaine âpreté et rudesse que le travail imprime en ceux où il a grande part. Mais outre cela, la sollicitude de bien faire, et cette contention v de l’âme trop bandée et trop tendue à son entreprise, la rompt et l’empêche ; ainsi qu’il advient à l’eau qui, par force de se presser, de sa violence et abondance ne peut trouver issue en un goulet ouvert. En cette condition de nature de quoi je parle, il y a quand et quand aussi cela, qu’elle demande à être non pas ébranlée et piquée par ces passions fortes, comme la colère de Cassius (car ce mouvement serait trop âpre) ; elle veut être non pas secouée, mais sollicitée ; elle veut être échauffée et réveillée par les occasions étrangères, présentes et fortuites ; si elle va toute seule, elle ne fait que traîner et languir ; l’agitation est sa vie et sa grâce. Je ne me tiens pas bien en ma possession et disposition : le hasard y a plus de droit que moi ; l’occasion, la compagnie, le branle même de ma voix, tire plus de mon esprit que je n’y trouve lorsque je le sonde et emploie à part moi. Ainsi les paroles en valent mieux que les écrits, s’il y peut avoir choix où il n’y a point de prix. Ceci m’advient aussi, que je ne me trouve pas où je me cherche ; et me trouve plus par rencontre que par inquisition de mon jugement. J’aurai élancé quelque subtilité en écrivant (j’entends bien, mornée[1] pour un autre, affilée pour moi : laissons toutes

  1. C’est-à-dire émoussée", sans pointe.