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LETTRES PERSANES.


Si cela continue, je crois qu’à la fin je serai un sot ; il semble que ce soit mon étoile, et que je ne puisse m’en dispenser. Hier, j’avais espéré de briller avec trois ou quatre vieilles femmes, qui certainement ne m’en imposent point, [1] et je devais dire les plus jolies choses du monde : je fus plus d’un quart d’heure à diriger ma conversation ; mais elles ne tinrent jamais un propos suivi, et elles coupèrent, comme des Parques fatales, le fil de tous mes discours. Veux-tu que je te dise ? la réputation de bel esprit coûte bien à soutenir. Je ne sais comment tu as fait pour y parvenir.

Il me vient une pensée, [2] reprit l’autre : travaillons de concert à nous donner de l’esprit ; associons-nous pour cela. Chaque jour nous nous dirons de quoi nous devons parler : [3] et nous nous secourrons si bien que, si quelqu’un vient nous interrompre au milieu de nos idées, nous l’attirerons nous-mêmes ; et s’il ne veut pas venir de bon gré, nous lui ferons violence. Nous conviendrons des endroits où il faudra approuver, de ceux où il faudra sourire, des autres où il faudra rire tout à fait et à gorge déployée. Tu verras que nous donnerons le ton à toutes les conversations, et qu’on admirera la vivacité de notre esprit, et le bonheur de nos reparties. Nous nous protégerons par des signes de tête mutuels. Tu brilleras aujourd’hui, demain tu seras mon second. J’entrerai avec toi dans une maison, et je m’écrierai en te montrant : Il faut que je vous dise une réponse bien plaisante que monsieur vient de faire à un homme que nous avons trouvé dans la rue. Et je me tournerai vers toi. Il ne s’y attendait pas, il a été bien

  1. A. C. Ne m'imposent point.
  2. A. C. Il me vient dans l'idée une chose, reprit l’autre.
  3. A. C. Nous nous dirons chacun tous les jours de quoi nous voulons parler.