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LETTRES PERSANES.


liers, possèdent toutes les richesses, pendant que tous les autres gémissent dans une pauvreté extrême.

Si un homme est mal à son aise, et qu’il sente qu’il fera des enfants plus pauvres que lui, il ne se mariera pas ; ou, s’il se marie, il craindra d’avoir un trop grand nombre d’enfants, qui pourraient achever de déranger sa fortune, et qui descendraient de la condition de leur père.

J’avoue que le rustique ou paysan, étant une fois marié, peuplera indifféremment, soit qu’il soit riche, soit qu’il soit pauvre ; cette considération ne le touche pas : il a toujours un héritage sûr à laisser à ses enfants, qui est son hoyau ; et rien ne l’empêche de suivre aveuglément l’instinct de la nature.

Mais à quoi sert, dans un État, ce nombre d’enfants qui languissent dans la misère ? Ils périssent presque tous, à mesure qu’ils naissent : ils ne prospèrent jamais : faibles et débiles, ils meurent en détail de mille manières, tandis qu’ils sont emportés en gros par les fréquentes maladies populaires, que la misère et la mauvaise nourriture produisent toujours : ceux qui en échappent atteignent l’âge viril, sans en avoir la force, et languissent tout le reste de leur vie.

Les hommes sont comme les plantes, qui ne croissent jamais heureusement, si elles ne sont bien cultivées : chez les peuples misérables, l’espèce perd, et même quelquefois dégénère.

La France peut fournir un grand exemple de tout ceci. Dans les guerres passées, la crainte où étaient tous les enfants de famille d’être enrôlés dans la milice les obligeait de se marier, et cela dans un âge trop tendre et dans le sein de la pauvreté. De tant de mariages il naissait bien des enfants, que l’on cherche encore en France, et que la