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PRÉFACE DE L’ÉDITEUR.

Le premier est Saint-Évremond, que Bayle appelait encore un auteur incomparable. Fort oublié dans le dernier siècle, il reprend aujourd’hui quelque faveur[1]. On ne peut nier qu’il n’eût, sinon beaucoup de science, au moins beaucoup de finesse et de sens. Les Réflexions sur les divers génies du peuple romain dans les divers temps de la République ne sont pas sans mérite, non plus que les Observations sur Salluste et Tacite. Le début du livre est plein de justesse, il est regrettable que Montesquieu n’en ait pas fait son profit. « Il en est, dit Saint-Évremond, de l’origine des peuples comme des généalogies des particuliers ; on ne peut souffrir des commencements bas et obscurs. Ceux-ci vont à la chimère ; ceux-là donnent dans des fables… Les Romains n’ont pas été exempts de cette vanité-là… Les destins n’eurent autre soin que de fonder Rome, si on les en croit, jusque-là qu’une providence Industrieuse voulut ajuster les divers génies de ses rois aux différents besoins de son peuple. Je hais les admirations fondées sur des contes ou établies par l’erreur des faux jugements[2]. »

Cette libre façon de juger les origines romaines et de ne pas croire sur parole Tite-Live ou Plutarque était une nouveauté au XVIIe siècle. Montesquieu, supérieur à Saint-Évremond par tant de côtés, est bien moins dégagé du joug de l’antiquité. Comme Machiavel, il prend au sérieux le génie politique de Romulus et de Numa ; il nous dit gravement qu’une des causes de la prospérité de Rome, c’est que tous ses rois furent de grands personnages. Il ajoute qu’on ne trouve point ailleurs dans les histoires, une suite non interrompue de tels hommes d’État et de tels capitaines[3]. Singulière puissance des préjugés d’éducation !

Venons maintenant à un beau génie qui a eu une influence visible sur l’œuvre de Montesquieu ; je veux parler de Bossuet. Qu’on relise le sixième chapitre de la troisième partie du Discours sur l’histoire universelle, on ne doutera pas un instant que l’évêque n’ait inspiré le philosophe. C’est le même goût de l’antiquité, la même admiration de la grandeur romaine, le même enthousiasme pour ce peuple de laboureurs qui, à force de cou-

  1. Grâce surtout à M. Giraud qui a donné une excellente édition des principaux ouvrages de Saint-Êvremond. Paris, 1869, 3 vol. in-12.
  2. Ch. I, de l’Origine fabuleuse des Romains, etc.
  3. Considérations, etc., ch. I.