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GRANDEUR ET DÉCADENCE, CHAP. XIV.


marques de deuil, de regret et de désespoir que l’on ne trouve plus parmi nous. Il faut voir les historiens décrire la désolation publique[1], si grande, si longue, si peu modérée ; et cela n’était point joué : car le corps entier du peuple n’affecte, ne flatte, ni ne dissimule.

Le peuple romain, qui n’avait plus de part au gouvernement, composé presque d’affranchis ou de gens sans industrie, qui vivaient aux dépens du trésor public, ne sentait que son impuissance ; il s’affligeait comme les enfants et les femmes, qui se désolent par le sentiment de leur faiblesse : il était mal ; il plaça ses craintes et ses espérances sur la personne de Germanicus, et, cet objet lui étant enlevé, il tomba dans le désespoir.

Il n’y a point de gens qui craignent si fort les malheurs que ceux que la misère de leur condition pourrait rassurer, et qui devraient dire avec Andromaque « Plût à Dieu que je craignisse ![2] » Il y a aujourd’hui à Naples cinquante mille hommes[3] qui ne vivent que d’herbes et n’ont pour tout bien que la moitié d’un habit de toile. Ces gens-là, les plus malheureux de la Terre, tombent dans un abattement affreux à la moindre fumée du Vésuve ; ils ont la sottise de craindre de devenir malheureux.

  1. Voyez Tacite, Ann., III, 82. (M.)
  2. Montesquieu fait ici allusion à un passage des Troyennes. Andromaque a caché son fils dans le tombeau d'Hector. Ulysse veut lui arracher son secret ; il épie ses regards et, la voyant trembler, il s'écria : Bene est, tenetur. Perge, festina, atirahe. Quid respicis trepidasque ? Jam certe perit — Utinam timerem, répond Andromaque ; solutus ex longo est motus. (Aubert.)
  3. Les Lazzaroni.