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AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR.


il ne portait pas tant de délicatesse dans l’ambition. Qu’il méprisât les hommes, je n’en doute point : c’est l’usage de ses pareils ; qu’il se proposât de les étonner, ou, chose plus étrange, qu’il voulût mener violemment les Romains à la liberté, ce sont là de ces assertions, faites pour éblouir, mais non pour convaincre. Le Sylla de l’histoire est l’homme d’un parti. Il a en haine et en mépris la faction de Marius qui l’a proscrit ; rien ne lui semble plus naturel que d’écraser ses ennemis quand il est le plus fort, et d’égorger ceux qui ne l’auraient pas épargné. Qu’il se délivre des tribuns dont il méprise le bavardage, c’est chose toute simple ; il n’est pas besoin de remonter jusqu’à l’antiquité pour trouver des généraux qui ont l’horreur des avocats, et qui ne connaissent d’autre gouvernement que celui de la force et du silence. Sylla n’est pas une exception héroïque ; il n’y a rien dans sa conduite qui dépasse la portée d’un général, plus habitué à commander à des soldats qu’à gouverner des hommes libres. Mais son abdication ? Elle était plus apparente que réelle ; Montesquieu l’a senti. Quant au reproche que César adressait à son modèle : Syllam nescisse literas qui dictaturam deposuerit ; le nouveau dictateur en parlait à son aise. Les guerres civiles avaient achevé l’œuvre que Sylla avait trop bien commencée. Mais quand Sylla dressa ses tables de proscription, Rome, malgré ses misères, n’était pas mûre pour l’empire ; il fallait encore égorger une génération avant que cette idée pût germer dans la tête d’un ambitieux. Un homme tel que Sylla, qui se faisait peu d’illusions, ne pouvait vouloir que des choses possibles, et il n’y en avait pas d’autre que le triomphe de son parti.

Le tort de Montesquieu, je le dis en hésitant, c’est de poétiser un soldat brutal, et de lui attribuer des raffinements d’idées et de sentiments qui en font un personnage de théâtre. Comme le dit finement M. Villemain : « Sylla paraît plus étonnant par les pensées qu’on lui prête que par ses actions mêmes. » Quel besoin y avait-il de donner au crime je ne sais quelle grandeur qui l’élève au-dessus de la morale commune ? Quelle nécessité d’entourer d’une auréole le meurtre, les confiscations, la tyrannie ? Je sais qu’Eucrate fait des réserves ; les paroles de la fin sont la condamnation de Sylla, mais, je l’avoue, je n’aime pas voir un homme de talent jouer avec des paradoxes aussi dangereux. Ce