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DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUCRATE.


chez moi le javelot que j’avais à Orchomène, et le bouclier que je portai sur les murailles d’Athènes. Parce que je n’ai point de licteurs, en suis-je moins Sylla ? J’ai pour moi le sénat, avec la justice et les lois ; le sénat a pour lui mon génie, ma fortune et ma gloire.


J’avoue, lui dis-je, que, quand on a une fois fait trembler quelqu’un, on conserve presque toujours quelque chose de l’avantage qu’on a pris.


Sans doute, me dit-il. J’ai étonné les hommes, et c’est beaucoup. Repassez dans votre mémoire l’histoire de ma vie : vous verrez que j’ai tout tiré de ce principe, et qu’il a été l’âme de toutes mes actions. Ressouvenez-vous de mes démêlés avec Marius ; je fus indigné de voir un homme sans nom, fier de la bassesse de sa naissance, entreprendre de ramener les premières familles de Rome dans la foule du peuple ; et, dans cette situation, je portais tout le poids d’une grande âme. J’étais jeune, et je me résolus de me mettre en état de demander compte à Marius de ses mépris. Pour cela, je l’attaquai avec ses propres armes, c’est-à-dire par des victoires contre les ennemis de la république.

Lorsque, par le caprice du sort, je fus obligé de sortir de Rome, je me conduisis de même ; j’allai faire la guerre à Mithridate ; et je crus détruire Marius, à force de vaincre l’ennemi de Marius. Pendant que je laissai ce Romain jouir de son pouvoir sur la populace, je multipliais ses mortifications ; et je le forçais tous les jours d’aller au Capitole rendre grâces aux dieux des succès dont je le désespérais[1].

  1. Dans ce passage, on dirait que Montesquieu s’est inspiré de la