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ARSACE ET ISMÉNIE.


en sont enivrés ; c’est ce qui fait qu’ils s’étonnent de n’être point heureux au milieu de ce qu’ils croient être le bonheur ; que, ne le trouvant point dans la grandeur, ils cherchent plus de grandeur encore. S’ils n’y peuvent atteindre, ils se croient plus malheureux ; s’ils y atteignent, ils ne trouvent pas encore le bonheur.

C’est l’orgueil, qui, à force de nous posséder, nous empêche de nous posséder, et qui, nous concentrant dans nous-mêmes, y porte toujours la tristesse. Cette tristesse vient de la solitude du cœur, qui se sent toujours fait pour jouir, et qui ne jouit pas ; qui se sent toujours fait pour les autres, et qui ne les trouve pas.

Ainsi nous aurions goûté des plaisirs que donne la nature toutes les fois qu’on ne la fuit pas. Nous aurions passé notre vie dans la joie, l’innocence et la paix. Nous aurions compté nos années par le renouvellement des fleurs et des fruits ; nous aurions perdu nos années dans la rapidité d’une vie heureuse. J’aurais vu tous les jours Ardasire, et je lui aurais dit que je l’aimais. La même terre aurait repris son âme et la mienne. Mais tout à coup mon bonheur s’évanouit, et j’éprouvai le revers du monde le plus affreux.

Le prince du pays était un tyran capable de tous les crimes ; mais rien ne le rendait si odieux que les outrages continuels qu’il faisait à un sexe sur lequel il n’est pas seulement permis de lever les yeux. Il apprit, par une esclave sortie du sérail d’Ardasire, qu’elle était la plus belle personne de l’Orient. Il n’en fallut pas davantage pour le déterminer à me l’enlever. Une nuit, une grosse troupe de gens armés entoura ma maison, et le matin je reçus un ordre du tyran de lui envoyer Ardasire. Je vis l’impossibilité de la faire sauver. Ma première idée fut de lui aller