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LE TEMPLE DE GNIDE.

Encore si elles avoient la moindre modestie, cette foible image de la vertu pourroît plaire : mais non, les yeux sont accoutumés à tout voir, et les oreilles à tout entendre.

Bien loin que la multiplicité des plaisirs donne aux Sybarites plus de délicatesse, ils ne peuvent plus distinguer un sentiment d’avec un sentiment.

Ils passent leur vie dans une joie purement extérieure : ils quittent un plaisir qui leur déplaît, pour un plaisir qui leur déplaira encore ; tout ce qu’ils imaginent est un nouveau sujet de dégoût.

Leur âme, incapable de sentir les plaisirs, semble n’avoir de délicatesse que pour les peines : un citoyen fut fatigué, toute une nuit, d’une rose qui s’étoit repliée dans son lit.

La mollesse a tellement affoibli leurs corps, qu’ils ne sauroient remuer les moindres fardeaux ; ils peuvent à peine se soutenir sur leurs pieds ; les voitures les plus douces les font évanouir ; lorsqu’ils sont dans les festins, l’estomac leur manque à tous les instants[1].

Ils passent leur vie sur des sièges renversés, sur lesquels ils sont obligés de se reposer tout le jour, sans être

    Ne précède, ne suit les faveurs que l’on donne.
    On est bientôt heureux ; mais on n’est rien de plus.
    Ces détails si touchants, ces combats, ces refus ;
    Tous ces soins, tous ces maux, toutes ces jouissances.
    Ce contraste enchanteur de craintes, d’espérances.
    Tant de moments heureux avant l’heureux moment,
    Les doutes de l’amante et les vœux de l’amant.
    Cette pudeur aimable encor plus qu’importune,
    Mille plaisirs pour un, cent conquêtes pour une,
    Tous ces riens, en un mot, dont l’amour fait le prix :
    Voilà ce que jamais n’a connu Sybaris.

  1. Colardeau :


    Au milieu des festins, sur leurs lèvres livides,
    Leurs mains en frémissant portent les coupes d’or.
    Ils y burent l’ennui qu’ils vont y boire encor.