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XIX
A L’ESPRIT DES LOIS.


De là vient que Montesquieu exprime presque toujours son opinion sous forme conditionnelle quand il parle de la France ou de l'Angleterre. Alors même que son jugement est arrêté, il le cache sous une hypothèse qui n’engage à rien, et qu’on peut toujours désavouer. Qu’on lise, par exemple, deux de ses plus beaux essais, le chapitre sixième du livre onze, intitulé : De la Constitution d’Angleterre, et le chapitre vingt-septième du livre dix-neuf, intitulé : Comment les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manières et le caractère dune nation, on sentira la portée de cette observation. Dans ce dernier chapitre, qui contient une étude très-fine des mœurs anglaises, l’Angleterre n’est pas même nommée ; les réflexions les plus justes y sont enveloppées d’un nuage dont il n’est pas toujours aisé de les tirer. Au milieu du XVIIIe siècle, Montesquieu, par une vue de génie, a prédit la grandeur future de l’Amérique du Nord ; il en donne la raison ; mais pour reconnaître la prophétie, il faut y regarder de près, car voici comment elle est faite :


« Si cette nation (Montesquieu ne dit nulle part le nom de cette nation) habitoit une ile.., si elle envoyoit au loin des colonies, elle le feroit plus pour étendre son commerce que sa domination.

« Comme on aime à établir ailleurs ce qu'on trouve établi chez soi, elle donneroit au peuple de ses colonies la forme de son gouvernement propre ; et ce gouvernement portant avec lui la prospérité, on verroit se former de grands peuples dans les forêts mêmes qu’elle enverroit habiter [1].


Je crois, avec d’Alembert, qu’au dernier siècle, la société lettrée qui lisait l'Esprit des lois devinait aisément ces allusions transparentes ; peut-être même y trouvait-elle un plaisir raffiné. Mais la science ne s’accommode pas d’énigmes et de sous-entendus ; il n’y a jamais trop de clarté pour elle ; ce qu’elle aime, c’est la vérité toute nue. Ces épigrammes demi-voilées, c’est de l’Esprit sur les lois, comme disait la

  1. Esprit des Lois, XIX. XXVII.