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LETTRES FAMILIÈRES.



LETTRE CLVII [1].


DE LA DUCHESSE D’AIGUILLON, A l’ABBÉ COMTE DE GUASCO.


Je n’ai pas eu le courage, Monsieur l’Abbé, de vous apprendre la maladie, encore moins la mort de M. de Montesquieu. Ni le secours des médecins, ni la conduite de ses amis, n’ont pu sauver une tête si chère. Je juge de vos regrets par les miens. Quis desiderio sit pudor tam cari capitis ! L’intérêt que le public a témoigné pendant sa maladie, le regret universel, ce que le roi en a dit publiquement [2] que c’étoit un homme impossible à remplacer, sont des ornements à sa mémoire, mais ne consolent point ses amis. Je l’éprouve ; l’impression du spectacle, l’attendrissement, se faneront avec le temps ; mais la privation d’un tel homme dans la société sera sentie à jamais par ceux qui en ont joui. Je ne l’ai pas quitté [3] jusqu’au moment qu’il a

  1. Voy. aussi la lettre de la duchesse d’Aiguillon à Maupertuis, à la fin de l’Eloge de Montesquieu, sup., t. I, page 25.
  2. Sa Majesté envoya, outre cela, chez lui, un seigneur de la cour [le duc de Nivernois] pour avoir des nouvelles de son état. (GUASCO.)
  3. Cette assistance ne fut pas inutile au repos du malade, et on lui devra peut-être un jour quelque nouvelle richesse littéraire de cet homme illustre, dont le public auroit été probablement privé ; car on a appris qu’un jour, pendant que Mme la duchesse d’Aiguillon étoit allée dîner, le P. Routh, jésuite irlandois, qui l’avoit confessé, étant venu, et ayant trouvé le malade seul avec son secrétaire, fit sortir celui-ci de la chambre, et s’y enferma sous clef. Mme d’Aiguillon, revenue d’abord après diner, trouva le secrétaire dans l’antichambre, qui lui dit que le P. Routh l’avoit fait sortir, voulant parler en particulier à M. de Montesquieu. Comme, en s’approchant de la porte, elle entendit la voix du malade qui parloit avec émotion, elle frappa, et le jésuite ouvrit : Pourquoi tourmenter cet homme mourant ? lui dit-elle alors. M. de Montesquieu, reprenant lui-même la parole, dit : Voilà, madame, le père Routh qui voudroit m’obliger