Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/137

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Il a besoin, comme les monarques, & même plus qu’eux, d’être conduit par un conseil ou sénat. Mais pour qu’il y ait confiance, il faut qu’il en élise les membres ; soit qu’il les choisisse lui-même, comme à Athenes ; ou par quelque magistrat qu’il a établi pour les élire, comme cela se pratiquoit à Rome dans quelques occasions.

Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité. Il n’a à se déterminer que par des choses qu’il ne peut ignorer, & des faits qui tombent sous les sens. Il sait très-bien qu’un homme a été souvent à la guerre, qu’il y a eu tels ou tels succès : il est donc très-capable d’élire un général. Il sait qu’un juge est assidu, que beaucoup de gens se retirent de son tribunal contens de lui, qu’on ne l’a pas convaincu de corruption ; en voilà assez pour qu’il élise un préteur. Il a été frappé de la magnificence ou des richesses d’un citoyen ; cela suffit pour qu’il puisse choisir un édile. Toutes ces choses sont des faits dont il s’instruit mieux dans la place publique, qu’un monarque dans son palais. Mais, saura-t-il conduire une affaire, connoître les lieux, les occasions, les moments, en profiter ? Non : il ne le saura pas.

Si l’on pouvoit douter de la capacité naturelle qu’a le peuple pour discerner le mérite, il n’y auroit qu’à jetter les yeux sur cette suite continuelle de choix étonans que firent les Athéniens & les Romains ; ce qu’on n’attribuera pas sans doute au hasard.

On sçait qu’à Rome, quoique le peuple se fût donné le droit d’élever aux charges les Plébéiens, il ne pouvoit se résoudre à les élire ; & quoiqu’à Athenes on pût, par la loi d'Aristide, tirer les magistrats de toutes les classes, il n’arriva jamais, dit Xénophon[1], que le bas peuple demandât celles qui pouvoient intéresser son salut ou sa gloire.

Comme la plupart des citoyens, qui ont assez de

  1. Page 691 & 692, édition de Wechelius, de l’an 1596.