Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/140

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vent être publics ou secrets. Cicéron[1] écrit que les loix[2] qui les rendirent secrets dans les derniers temps de la république Romaine, furent une des grandes causes de sa chûte. Comme ceci se pratique diversement dans différentes républiques, voici, je crois, ce qu’il en faut penser.

Sans doute que, lorsque le peuple donne ses suffrages, ils doivent être publics[3] ; & ceci doit être regardé comme une loi fondamentale de la démocratie. Il faut que le petit peuple soit éclairé par les principaux, & contenu par la gravité de certains personnages. Ainsi, dans la république Romaine, en rendant les suffrages secrets, on détruisit tout ; il ne fut plus possible d’éclairer une populace qui se perdoit. Mais lorsque dans une aristocratie le corps des nobles donne les suffrages[4], ou dans une démocratie le sénat[5] ; comme il n’est là question que de prévenir les brigues, les suffrages ne sauroient être trop secrets.

La brigue est dangereuse dans un sénat ; elle est dangereuse dans un corps de nobles : elle ne l’est pas dans le peuple, dont la nature est d’agir par passion. Dans les états ou il n’a point de part au gouvernement, il s’échauffera pour un acteur, comme il auroit fait pour les affaires. Le malheur d’une république, c’est lorsqu’il n’y a plus de brigues ; & cela arrive, lorsqu’on a corrompu le peuple à prix d’argent : il devient de sang froid, il s’affectionne à l’argent ; mais il ne s’affectionne plus aux affaires : sans souci du gouvernement, & de ce qu’on y propose, il attend tranquillement son salaire.

  1. Liv. I & III des Loix.
  2. Elles s’appelloient loix tabulaires. On donnoit à chaque citoyen deux tables ; la premiere, marquée d’un A, pour dire antiquo ; l’autre d’un U & d’un R, uti rogas.
  3. A Athenes, on levoit les mains.
  4. Comme à Venise.
  5. Les trente tyrans d’Athenes voulurent que les suffrages des Aréopagites fussent publics, pour les diriger à leur fantaisie. Lysias, orat. contrà Agorat. cap. VIII.