Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/181

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publique se soit accommodée d’un réglement pareil. Il met les citoyens sous des conditions dont les différences sont si frappantes, qu’ils haïroient cette égalité même que l’on chercheroit à introduire. Il est bon quelquefois que les loix ne paroissent pas aller si directement au but qu’elles, se proposent.

Quoique, dans la démocratie, l’égalité réelle soit l’ame de l’état, cependant elle est si difficile à établir, qu’une exactitude extrême à cet égard ne conviendroit pas toujours. Il suffit que l’on établisse un cens[1] qui réduise ou fixe les différences à un certain point ; après quoi, c’est à des loix particulieres à égaliser, pour ainsi dire, les inégalités, par les charges qu’elles imposent aux riches, & le soulagement qu’elles accordent aux pauvres. Il n’y a que les richesses médiocres qui puissent donner ou souffrir ces sortes de compensations ; car, pour les fortunes immodérées, tout ce qu’on ne leur accorde pas de puissance & d’honneur, elles le regardent comme une injure.

Toute inégalité, dans la démocratie, doit être tirée de la nature de la démocratie, & du principe même de l’égalité. Par exemple : on y peut craindre que des gens qui auroient besoin du travail continuel pour vivre, ne fussent trop appauvris par une magistrature, ou qu’ils n’en négligeassent les fonctions ; que des artisans ne s’enorgueillissent ; que des affranchis trop nombreux ne devinssent plus puissans que les anciens citoyens. Dans ces cas, l’égalité entre les citoyens[2] peut être ôtée dans la démocratie, pour l’utilité de la démocratie. Mais ce n’est qu’une égalité apparente que l’on ôte : car un homme ruiné par une magistrature seroit dans une pire

  1. Solon fit quatre classes ; la premiere, de ceux qui avoient cinq cens mines de revenu, tant en grains, qu’en fruits liquides ; la seconde, de ceux qui en avoient trois cens, & pouvoit entretenir un cheval ; la troisieme, de ceux qui n’en avoient que deux cens, la quatrieme, de tous ceux qui vivoient de leurs bras. Plutargue, vie de Solon.
  2. Solon exclut des charges tous ceux du quatrieme cens.