Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/341

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nitienne. L’une leur donnoit le droit d’assembler le sénat ; l’autre, celui d’assembler le peuple : mais ils ne convoquerent ni le sénat ni le peuple. Dix hommes, dans la république, eurent seuls toute la puissance législative, toute la puissance exécutrice, toute la puissance des jugemens. Rome se vit soumise à une tyrannie aussi cruelle que celle de Tarquin. Quand Tarquin exerçoit ses vexations, Rome étoit indignée du pouvoir qu’il avoit usurpé : quand les décemvirs exercerent les leurs, elle fut étonnée du pouvoir qu’elle avoit donné.

Mais quel étoit ce systême de tyrannie, produit par des gens qui n’avoient obtenu le pouvoir politique & militaire que par la connoissance des affaires civiles ; & qui, dans les circonstances de ces temps-là, avoient besoin au dedans de la lâcheté des citoyens, pour qu’ils se laissassent gouverner, & de leur courage au dehors, pour les défendre ?

Le spectacle de la mort de Virginie, immolée par son pere à la pudeur & à la liberté, fit évanouir la puissance des décemvirs. Chacun se trouva libre, parce que chacun fut offensé : tout le monde devint citoyen, parce que tout le monde se trouva pere. Le sénat & le peuple rentrerent dans une liberté qui avoit été confiée à des tyrans ridicules.

Le peuple Romain, plus qu’un autre, s’émouvoit par les spectacles. Celui du corps sanglant de Lucrece fit finir la royauté. Le débiteur, qui parut sur la place couvert de plaies, fit changer la forme de la république. La vue de Virginie fit chasser les décemvirs. Pour faire condamner Manlius, il fallut ôter au peuple la vue du capitole. La robe sanglante de César remit Rome dans la servitude.