Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/351

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voulurent plus servir dans cette milice ; il fallut lever une autre cavalerie ; Marius prit toute sorte de gens dans les légions, & la république fut perdue[1].

De plus : les chevaliers étoient les traitans de la république ; ils étoient avides, ils semoient les malheurs dans les malheurs, & faisoient naître les besoins publics des besoins publics. Bien loin de donner à de telles gens la puissance de juger, il auroit fallu qu’ils eussent été sans cesse sous les yeux des juges. Il faut dire cela à la louange des anciennes loix Françoises : elles ont stipulé, avec les gens d’affaires, avec la méfiance que l’on garde à des ennemis. Lorsqu’à Rome les jugemens furent transportés aux traitans, il n’y eut plus de vertu, plus de police, plus de loix, plus de magistrature, plus de magistrats.

On trouve une peinture bien naïve de ceci, dans quelques fragments de Diodore de Sicile & de Dion. "Mutius Scévola, dit Diodore[2], voulut rappeller les anciennes mœurs, & vivre de son bien propre avec frugalité & intégrité. Car ses prédécesseurs ayant fait une société avec les traitans, qui avoient pour lors les jugemens à Rome, ils avoient rempli la province de toutes sortes de crimes. Mais Scévola fit justice des publicains, & fit mener en prison ceux qui y traînoient les autres."

Dion nous dit[3] que Publius Rutilius, son lieutenant, qui n’étoit pas moins odieux aux chevaliers, fut accusé à son retour d’avoir reçu des présens, & fut condamné à une amende. Il fit sur le champ cession de biens. Son innocence parut, en ce que l’on lui trouva beaucoup moins de bien qu’on ne l’accusoit d’en avoir volé, & il montroit les titres de sa propriété. Il ne voulut plus rester dans la ville avec de telles gens.

Les Italiens, dit encore Diodore[4], achetoient en


  1. Capite censos plerosque. Salluste, guerre de Jugurtha.
  2. Fragment de cet auteur, liv. XXXVI, dans le recueil de Constantin Porphyrogénete, des vertus & des vices.
  3. Fragment de son histoire, tiré de l’extrait des vertus & des vices.
  4. Fragment du liv.XXXIV, dans l’extrait des vertus & des vices.