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Nessir : c’est la seule consolation qui me reste dans l’état où je suis.

D’Erzeron, le 10 de la lune de Rebiab 2, 1711.




LETTRE VII.

FATMÉ À USBEK.
À Erzeron.


Il y a deux mois que tu es parti, mon cher Usbek ; et, dans l’abattement où je suis, je ne puis pas me le persuader encore. Je cours tout le sérail comme si tu y étois ; je ne suis point désabusée. Que veux-tu que devienne une femme qui t’aime ; qui étoit accoutumée à te tenir dans ses bras ; qui n’étoit occupée que du soin de te donner des preuves de sa tendresse ; libre par l’avantage de sa naissance, esclave par la violence de son amour ?

Quand je t’épousai, mes yeux n’avoient point encore vu le visage d’un homme : tu es le seul encore dont la vue m’ait été permise[1] : car je ne compte point au rang des hommes ces eunuques affreux dont la moindre imperfection est de n’être point des hommes. Quand je compare la beauté de ton visage avec la difformité du leur, je ne puis m’empêcher de m’estimer heureuse : mon imagination ne me fournit point d’idée plus ravissante que les charmes enchanteurs de ta personne. Je te le jure, Usbek, quand il me seroit permis

  1. Les femmes persanes sont beaucoup plus étroitement gardées que les femmes turques et les femmes indiennes.