Page:Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu/145

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en un moment une détestable conjuration de s’enrichir, non par un honnête travail et une généreuse industrie, mais par la ruine du prince, de l’État et des concitoyens.

J’ai vu un honnête citoyen, dans ces temps malheureux, ne se coucher qu’en disant : J’ai ruiné une famille aujourd’hui ; j’en ruinerai une autre demain.

Je vais, disoit un autre, avec un homme noir qui porte une écritoire à la main et un fer pointu à l’oreille, assassiner tous ceux à qui j’ai de l’obligation.

Un autre disoit : Je vois que j’accommode mes affaires ;il est vrai que, lorsque j’allai, il y a trois jours, faire un certain payement, je laissai toute une famille en larmes, que je dissipai la dot de deux honnêtes filles, que j’ôtai l’éducation à un petit garçon ; le père en mourra de douleur, la mère périt de tristesse : mais je n’ai fait que ce qui est permis par la loi.

Quel plus grand crime que celui que commet un ministre, lorsqu’il corrompt les mœurs de toute une nation, dégrade les âmes les plus généreuses, ternit l’éclat des dignités, obscurcit la vertu même, et confond la plus haute naissance dans le mépris universel ?

Que dira la postérité lorsqu’il lui faudra rougir de la honte de ses pères ? Que dira le peuple naissant lorsqu’il comparera le fer de ses aïeux avec l’or de ceux à qui il doit immédiatement le jour ? Je ne doute pas que les nobles ne retranchent de leurs quartiers un indigne degré de noblesse qui les déshonore, et ne laissent la génération présente dans l’affreux néant où elle s’est mise.

De Paris, le 11 de la lune de Rhamazan 1720.